Brève rencontre
Le 18 octobre 2018
Portrait de l’intimité d’une jeune génération en mal d’affection, People That Are Not Me fascine par son humour insolent et cafardeux. De quoi faire de la jeune cinéaste Hadas Ben Aroya une référence du cinéma indépendant israélien.
- Réalisateur : Hadas Ben Aroya
- Acteurs : Hadas Ben Aroya, Yonatan Bar-Or, Netzer Charitt
- Nationalité : Israélien
- Distributeur : Wayna Pitch
- Durée : 1h20mn
- Titre original : Anashim Shehem Lo Ani
- Date de sortie : 24 octobre 2018
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Résumé : Joy est une jeune femme qui entretient une relation d’amour-haine avec ses rapports sexuels occasionnels. Tout son univers se résume à son appartement et à la rue dans laquelle il est situé, la même rue où vit aussi son ex, celui qui refuse tout contact avec elle. Joy tente désespérément de le reconquérir, refusant de le laisser partir jusqu’à ce qu’elle tombe sur Nir, un intellectuel bavard, qui dit et fait ce qu’il veut.
© Copyright Wayna Pitch
Notre avis : Écrit, réalisé, autoproduit et interprété par la très prometteuse Hadas Ben Aroya, People That Are Not Me – mutation ténébreuse des verves de Lena Dunham et Judd Apatow – n’incarne pas seulement un tableau acide de l’adulescence à l’ère du tout numérique. Ses plans-séquences débouchant chaque fois sur une impasse, ses brèves rencontres saturées d’incommunicabilité ne dissèquent pas simplement l’existence d’une jeune femme israélienne écartelée entre ses notifications Facebook, Tinder ou ses souvenirs nostalgiques – tous, d’ailleurs, compilés puis explorés façon Black Mirror via une mémoire de smartphone. Il s’agit surtout de transcrire sur un axe universel une pathologie contemporaine qui ronge, contamine notre époque et nos rapports au monde : le morcellement insidieux de notre conscience du réel, inexorablement dissoute à travers nos dépendances aux réseaux. Comment rester présent au monde quand les technologies que l’on imagine à même de nous sortir de l’isolement nous éloignent a contrario chaque jour un peu plus du tangible ? Quid alors d’une vie vécue dans sa substance et son authenticité ? Hadas Ben Aroya répond par une fresque intime et vaguement autobiographique, où l’humour cinglant conjugue la détresse.
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L’espace arpenté par la caméra de la réalisatrice semble un temps post-apocalyptique. Pas que des décombres ou des ruines viennent s’inscrire dans le cadre de manière ostensible – pas un pan de mur ne se distingue du Tel Aviv que l’on connaît. Non, ce trouble eschatologique se niche plutôt dans la gestuelle arrêtée des badauds, dans la stérilité assumée de leurs mots et mouvements. En découle un vertige glaçant : celui d’observer au sens documentaire un certain état de notre société – un regard autant politique que philosophique. À 25 ans, la protagoniste principale, Joy, ne se berce plus d’illusions sur l’existence. Salariée dans une agence de publicité, elle voit ses journées esseulées se suivre et se ressembler. Certes, elle ne dispose pas tout à fait du recul nécessaire pour se préfigurer la nature sans issue des voies qu’elle emprunte. Mais qu’importe au fond pour elle l’échec pourvu qu’elle côtoie sporadiquement l’ivresse, pourvu qu’elle glane un fragment de contact social - qu’il soit précaire (Nir, garçon attachant mais fuyant) ou même déréglé (Oren, rencontre hasardeuse).
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Du début à la fin de son film, Hadas Ben Aroya réitère ainsi la même structure malade jusqu’à l’épuisement : un découpage de scènes disparates – tantôt intimes, tantôt extérieures – dans lesquelles Joy tente de construire du lien avec autrui, suivi souvent d’un plan-séquence au dénouement invariablement tragi-comique. Le cheminement que suit Joy d’un pas décidé conduit alors à une porte fermée, à une relation amoureuse impossible, ou à un coït interrompu. Tout de ses relations sexuelles contrefaites (hilarantes, parfois) concorde avec ce schéma, qu’elle sacrifie sa jouissance au profit de l’autre ou qu’elle reproduise mécaniquement un canevas de clichés – non, d’ailleurs, sans façonner un espace de liberté où chacun peut trouver sa place ou pas (la fuite d’Oren). Aussi, l’obstacle auquel se heurte systématiquement l’héroïne n’est pas tant physique que mental. D’abord parce que son temps lui-même – sorte de navigateur web surchargé d’onglets ouverts –, au même titre que celui des autres, ne coïncide plus avec le concret. Piégé par les structures de pensée imposées captieusement par une poignée de géants du web, l’Homme se retrouve dans ce cadre condamné à fantasmer à jamais la vie qu’il désire, à l’effleurer sans l’atteindre. C’est un livre à moitié terminé, une conversation en suspens ou qui dérive d’Hannah Arendt à l’éjaculation faciale – les dialogues fourmillent de grands écarts impromptus. Plus généralement, c’est un réel avec lequel on ne peut s’ajuster qu’à contretemps. Peut-être y a-t-il en filigrane un semblant de cette idée contenu dans le Mumblecore, ce sous-genre du cinéma indépendant américain adulé par les Bujalski, Linklater, Gerwig et autres Baumbach. À la différence que la suspension du verbe, pas nécessairement viciée par les nouvelles technologies, y sert à catalyser de façon plus poétique ce que les protagonistes possèdent d’indicible, de métaphysique.
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Tout de People That Are Not Me, sa sensualité contrariée et ses teintes tièdes que l’on dirait étouffées comme un désir insatisfait, réside dans son introduction et sa conclusion. Il faut voir Joy, gilet mauve et casque assorti, tracer avec résolution son chemin dans un monde qui, implacablement toujours, s’ouvre sur un cul-de-sac. « This is not a love song », entonne alors en prophète le John Lydon de Public Image Limited. Non, cet espace n’est pas propice à l’amour (ou alors à un amour malade), autant pour Joy que pour ses rencontres – les Nir, les Oren –, ou même son ex-petit ami, seul lui aussi en définitive dans sa chambre glaciale. Ne reste plus à Joy qu’à s’accrocher à son passé, s’y cramponner de toutes ses forces pour tromper un destin terne – voir cette scène finale de lutte, certes assez drôle, mais riche de symboles où se confondent emprises physique et mentale. Peut-être est-ce cela, l’interface de communication contemporaine : une duplicité numérique nous ressassant ad nauseam l’image de souvenirs fallacieux – ici une ancienne histoire d’amour –, mais auquel l’on ne peut que s’arrimer par dépit, mordicus. Pas suffisant, néanmoins, pour nimber totalement le récit d’accablement. Car il reste, dans cette topologie d’une jeunesse urbaine tenue d’articuler sa vie sentimentale et sexuelle par le prisme des réseaux sociaux, quelque chose à enchanter. Ainsi, tout espoir n’apparaît pas complètement perdu pour ces adulescents sujets au manque d’affection - avides, pour la peine, d’exhibitionnisme et de narcissisme.
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Avec People That Are Not Me, Hadas Ben Aroya signe un bijou de premier film témoignant de l’inquiétude d’une génération. Une comédie sur fond d’hyper-connexion aussi pertinente qu’admirablement interprétée, laquelle, se gardant d’une dimension morale, n’hésite pas à dépeindre des personnages aussi bienveillants que paradoxaux. Ce mélange de douce raillerie et de pessimisme conforte en tout cas furieusement la fougue du cinéma indépendant israélien.
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