Le 10 février 2021
- Scénariste : Pat Mills
- Dessinateurs : Redondo, Jesus, Bryan Talbot, Kevin O’Neill
- Traducteur : Philippe Touboul
- Genre : Science-fiction
- Famille : Comics
- Editeur : Delirium
La maison d’édition Delirium publie en janvier 2021 le deuxième volume de l’intégrale dédiée à Nemesis le sorcier, une saga de science-fiction profondément originale imaginée en 1980 par Pat Mills et Kevin O’Neill et parue dans la revue 2 000 AD. Autopsie d’une œuvre qui mérite de devenir culte.
Pat Mills et 2000 AD
La firme britannique IPC Magazines lance la revue 2 000 AD en 1977, soit deux ans après le lancement de Metal hurlant en France. Trois figures sont derrière ce projet : l’éditeur et scénariste Kelvin Gosnell ainsi que Pat Mills et John Wagner. Ces deux derniers créent dès le deuxième numéro de la revue la série de science-fiction dystopique Judge Dredd avec le dessinateur Carlos Ezquerra. Le Juge de Mega-City One devient rapidement la figure de proue du magazine. Au-delà de Judge Dredd, les artistes de 2000 AD s’abreuvent à la contre-culture des années 1970 et à la littérature de science-fiction pour créer des anti-héros violents et des univers inquiétants. La revue contribue à l’essor d’une génération d’artistes britanniques. Elle devient une véritable pépinières de talents qui, à l’instar de Grant Morrisson et d’Alan Moore s’exportent ensuite aux États-Unis : c’est la British invasion des comics américains.
Pat Mills est la cheville ouvrière de 2000 AD où il officie comme rédacteur en chef et scénariste. L’hebdomadaire constitue pour Pat Mills l’écrin idéal pour donner libre court à son imagination foisonnante. Comme d’autres artistes des années 1970 et 1980, Pat Mills est influencé par l’originalité des récits fantasmagoriques et délirants de Métal hurlant. Le scénariste s’associe au dessinateur Kevin O’Neill, alors jeune dessinateur de 27 ans entré chez 2000 AD après avoir dessiné des comics pour enfants, pour réaliser ce que Mills qualifie d’« impros comics ». Comme Mills le signale dans la préface de Nemesis le sorcier, il s’agit de concevoir « les histoires les plus délirantes que nous [Mills et O’Neill] pouvions imaginer, ignorant délibérément l’approche classique de la bande dessinée ». C’est dans ce contexte d’effervescence créative que paraissent en 1980 les six premières planches de Nemesis le sorcier.
« Terror Tube »
Appelée « Terror Tube », la première histoire de Nemesis le sorcier paraît dans le n°167 de 2000 AD. Elle pose avec une efficacité remarquable – et un sens certain de l’humour que l’on retrouve par la suite – les jalons de l’univers. La première planche indique ainsi que :
Termight [nom de la Terre] ! Planète-capitale d’un empire galactique cruel… À la surface, c’est un monde étrange et désolé… Dévasté par les guerres nucléaires, où seuls quelques pauvres ressortissants de la surface survivent à grand-peine, mais sous la surface…
[Case suivante] Termight bouillonne de vie ! La planète a été vidée et un extraordinaire réseau de tubes de transports et de villes souterraines s’y terre !
- Pat Mills et Kevin O’Neill – Delirium pour l’édition française
- La première planche des aventures de Nemesis le sorcier, parue dans le n°167 de 2000 AD
Comme l’indique la première case du récit, l’histoire s’inspire des paroles de Going underground du groupe The Jam. « Terror Tube » met en scène le duel qui oppose l’infâme Torquemada, le fanatique chef de Termight, à l’alien Nemesis à travers une course-poursuite effrénée. L’anti-héros Torquemada, dont le nom renvoie bien sûr à l’Inquisition espagnole, possède dès le premier récit ses principales caractéristiques : un casque en triangle en forme de pointe qui rappelle les capuches du Ku Kux Klan et une propension au fanatisme religieux qui se matérialise par les imprécations du personnages.
À l’inverse, et c’est là l’un des coups de génie du duo Mills – O’Neill, le personnage de Nemesis reste mystérieux à l’issue du récit. Les planches de Kevin O’Neill ne dévoilent pas le visage du héros : seul son vaisseau à la silhouette singulière est visible. Cette aura de mystère aiguise l’attention du lecteur et donne au personnage son caractère insaisissable.
« Restez pur ! Restez vigilants ! Restez droits ! »
Nemesis le sorcier puise dans les registres du space opera et de l’heroic-fantasy médiévaliste pour créer une fresque profondément originale au scénario délirant et très politique. Pat Mills propose en effet une critique acerbe de l’obscurantisme religieux et des régimes totalitaires mais d’une façon assez différente de Judge Dredd. Le scénariste inverse les rôles traditionnellement assignés dans la littérature de genre aux hommes et aux extraterrestres. Dans Nemesis le sorcier, c’est l’Humanité qui est prise d’une folie destructrice incarnée par le fanatisme du terrifiant dictateur religieux Torquemada et de ses impitoyables Terminators. Confrontés à l’expansionnisme de l’humanité, les Aliens se battent pour conserver leur liberté face à la folie du tyran et de ses sbires. Pour le chef de Termight, les Aliens sont des êtres « impurs » ou « déviants » qui doivent nécessairement être exterminés. Cette guerre contre l’étranger constitue essentiellement un prétexte au renforcement de l’emprise de la secte de Torquemada sur l’humanité. Le chef charismatique fait lui-même l’objet d’un véritable culte par ses hommes, que Pat Mills tourne régulièrement en ridicule. Le programme politique de l’Inquisiteur se résume à un mot d’ordre, répété comme une litanie : « Restez purs ! Restez vigilants ! Restez droits ! ».
- Pat Mills et Kevin O’Neill – Delirium pour l’édition française
- La figure démoniaque de Nemesis
Si le personnage de Torquemada agit comme un repoussoir, le scénario de Pat Mills rejette tout manichéisme. La figure de Nemesis s’avère elle-même plus inquiétante que sympathique. Avec sa tête de dragon et des sabots de démon, sa silhouette évoque davantage un être sorti de l’Enfer qu’un libérateur de l’oppression. Il faut dire que s’il est un esprit libre, il n’est pas un preux chevalier. Les motivations et la morale de ce puissant sorcier « libérateur » sont également douteuses. Le « libérateur » des Aliens est un individu violent qui ne se préoccupe guère des victimes de ses agissements et agit de façon intéressée.
Une imagination débridée
La lutte acharnée entre Torquemada et Nemesis constituent autant d’opportunités pour les dessinateurs pour imaginer de nouveaux mondes. L’intérêt du lecteur est constamment renouvelé par la découverte de nouveaux espaces sortis de la créativité totalement débridée des artistes. Le grand talent de Pat Mills est d’avoir su maintenir une cohérence à cet univers d’une exceptionnelle richesse qui convoque des imaginaires très différents, de l’empire gothique steampunk au « château Yggdrasil ». Le graphisme de Kevin O’Neill – rejoint par la suite par Bryan Talbot, Jesus Redondo et John Hicklenton – se montre à la hauteur de la qualité d’écriture de Pat Mills. Les planches foisonnantes regorgent de détails et demeurent pourtant parfaitement lisibles, tant le trait de Kevin O’Neill est précis. Le style du dessin avec des personnages à la musculature saillante et sa violence exacerbée est révélateur d’une époque et s’inscrit pleinement dans la ligne des autres séries du magazine.
- Pat Mills et Kevin O’Neill – Delirium pour l’édition française
- Un témoignage parmi d’autres de la créativité des auteurs et de la maîtrise graphique de Kevin O’Neill. Les vaisseaux renvoient aux drakkars vikings. On y retrouve à l’arrière-plan Torquemada et sa célèbre devise.
Une magnifique intégrale
Moins célèbre que Judge Dredd qui a profité de sa transposition au cinéma, Nemesis le sorcier n’en constitue pas moins un récit d’une qualité exceptionnelle et une œuvre majeure de la bande dessinée indépendante britannique. Ce récit est désormais accessible en langue française grâce au travail éditorial remarquable des éditions Delirium, qui proposent une somptueuse intégrale qui comportera en tout trois volumes. La couverture cartonnée noire choisie par l’éditeur est du plus bel effet, et le lecteur se délectera des nombreux bonus – couvertures de magazine en couleur, romans-photos délirants, bandes dessinées « dont vous êtes le héros » qui nous font incarner les deux (anti-)héros… – présents en fin d’ouvrage. Le choix de ramasser dans des ouvrages luxueux change fondamentalement la manière d’appréhender l’œuvre, pensée pour figurer dans les pages d’un magazine bon marché. Cette initiative témoigne du travail de patrimonialisation de Delirium, déjà à l’œuvre pour Judge Dredd, qu’il nous faut saluer. Cet écrin doit inciter de nouveaux lecteurs à découvrir ce chef d’œuvre de la bande dessinée britannique.
Éditions Delirium
2 volumes disponibles
35 € le tome
Galerie Photos
aVoir-aLire.com, dont le contenu est produit bénévolement par une association culturelle à but non lucratif, respecte les droits d’auteur et s’est toujours engagé à être rigoureux sur ce point, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos sont utilisées à des fins illustratives et non dans un but d’exploitation commerciale. Après plusieurs décennies d’existence, des dizaines de milliers d’articles, et une évolution de notre équipe de rédacteurs, mais aussi des droits sur certains clichés repris sur notre plateforme, nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur - anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe. Ayez la gentillesse de contacter Frédéric Michel, rédacteur en chef, si certaines photographies ne sont pas ou ne sont plus utilisables, si les crédits doivent être modifiés ou ajoutés. Nous nous engageons à retirer toutes photos litigieuses. Merci pour votre compréhension.