American Gothic
Le 21 décembre 2015
Pour la première fois, le chef-d’œuvre gothique et pictural de l’artiste Philip Ridley, L’Enfant Miroir, bénéficie d’une sortie en DVD magnifiquement restaurée, tout cela pour inaugurer une nouvelle collection lancée par Blaq Out et consacrée aux films étranges et inclassables : Blaq Market.
- Réalisateur : Philip Ridley
- Acteurs : Viggo Mortensen, Lindsay Duncan
- Genre : Fantastique
- Nationalité : Britannique
- Editeur vidéo : Blaq Out
- Durée : 1h 32 min
- Titre original : The Reflecting Skin
- Date de sortie : 28 novembre 1990
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- Sortie DVD : 17 novembre 2015
Pour la première fois, le chef-d’œuvre gothique et pictural de l’artiste Philip Ridley, L’Enfant Miroir, bénéficie d’une sortie en DVD magnifiquement restaurée, tout cela pour inaugurer une nouvelle collection lancée par Blaq Out et consacrée aux films étranges et inclassables : Blaq Market.
L’argument : Dans l’Amérique rurale des années 50, un enfant rêveur et farceur, élevé par un père violent et une mère abusive, échafaude des hypothèses farfelues à propos des villageois qui l’entourent. Il est ainsi convaincu que la vieille dame qui vit seule sur le bord de la route est un vampire...
Notre avis : Il n’est pas aisé d’appréhender le travail de Philip Ridley car réduire son œuvre au seul médium visuel et cinématographique serait une erreur. D’abord formé à la peinture à Londres, Ridley est par la suite devenu aussi bien écrivain, dramaturge, poète, scénariste, photographe, compositeur et a touché à quasiment tous les champs artistiques possibles et imaginables. En ce sens, L’Enfant Miroir peut apparaître comme l’aboutissement de recherches effectuées dans les années 1980 par le biais de courts métrages (les très bons Visiting Mr. Beak en 1987 et The Universe of Dermot Finn en 1988 présents en bonus de ce DVD) et d’une série de peintures et collages de 1983 nommée American Gothic, titre initial du film. Bien entendu, on peut d’emblée y voir une référence au tableau mythique de Grant Wood, lui aussi intitulé American Gothic (1930), et il ne fait aucun doute que Ridley était très influencé par les grands noms de la peinture paysagiste américaine, Andrew Wyeth et Edward Hopper en tête. Dans sa vision fantasmée du territoire, il avait imaginé un monde de champs de blé où les hommes ressemblaient à Elvis et les femmes à Marilyn, comme il l’explique dans l’interview présente en supplément. Avec son imaginaire bercé par ces superbes toiles classiques (on pourrait citer House by the Railroad (1925) et Coast Guard Station (1929) de Hopper et surtout Winter (1946) et Christina’s World (1948) de Wyeth), Ridley a alors décidé de créer un lien entre les différentes œuvres de la série American Gothic, les utilisant presque comme un storyboard. Ne laissant aucun détail au hasard, le scénario de L’Enfant Miroir a donc évolué progressivement tout au long de la décennie 80. Même s’il s’agit d’un premier long métrage fait par un jeune homme de 25 ans, il faut voir le film plus comme la finalité d’une longue démarche artistique que la réalisation d’un cinéaste en devenir.
Dès les premiers plans, on ne peut qu’être subjugué par la beauté de la cinématographie et son travail sur les couleurs. Les champs de blé sont exagérément jaunes, le ciel est terriblement bleu, alors que les personnages sont des silhouettes d’un noir corbeau qui évoluent dans ces paysages photogéniques et isolés. Au cinéma, seul le Terrence Malick des années 70 avait su capter une telle splendeur, en particulier dans Les Moissons du ciel (1978). Pourtant dès la première scène, Ridley nous met face à la cruauté et à la mort, thèmes essentiels du film. Car la nature dans L’Enfant Miroir porte en elle une mélancolie menaçante et une claustrophobie, et elle semble se nourrir de l’âme des personnes qui y vivent, un peu à l’image du vampire, figure omniprésente. En effet, tous les personnages paraissent dégénérés ou affligés par la fatalité et le désespoir. Deux sœurs jumelles s’expriment dans un langage proche de celui des oiseaux, un illuminé du nom de Joshua avoue fantasmer des rapports sexuels avec sa chèvre et aimer ça, le shérif du coin a pour sa part une oreille à moitié mangée et est devenu borgne suite à l’attaque d’une guêpe qui lui a planté le dard dans l’œil. Cette galerie de personnages grotesques rentre en résonnance avec ceux de la série Twin Peaks de David Lynch mais la comparaison s’arrête là. C’est au bout du compte plus la littérature "gothique sudiste" que tout cela nous évoque, en particulier Les Domaines hantés (1948) de Truman Capote, Les braves gens ne courent pas les rues (1955) de Flannery O’Connor ou l’atmosphère des récits de William Goyen du début des années 50. De fait, l’action de L’Enfant Miroir se déroule dans l’Idaho rural des fifties, convoquant cette Amérique que l’auteur n’a découvert qu’à travers les livres, les photographies ou les peintures. Cela apporte une force irréelle au métrage. Pourtant en son centre nous est exposée une image perturbante et bien réelle, celle qui a inspiré le titre originel anglais : The Reflecting Skin. Dans cette scène, Cameron, le grand frère de Seth Dove, l’enfant au centre du film, lui montre une photo qu’il a ramenée de la guerre, celle d’un enfant victime de la bombe sur Hiroshima, dont la peau est devenue tellement lisse qu’on se reflète dedans. Ainsi, tous les personnages vont avoir valeur de miroir et n’être que des symboles, incarnations d’un Mal inhérent à l’humanité et au monde.
Sur un plan littéral, L’Enfant Miroir nous relate l’été de Seth (Jeremy Cooper), avant son neuvième anniversaire, et sa rencontre avec une étrange voisine anglaise qu’il soupçonne d’être une vampire. En parallèle, des meurtres sont commis dans le village et tous ses jeunes amis meurent les uns avec les autres. Son père, ayant eu le malheur de tomber amoureux d’un jeune adolescent par le passé, est immédiatement soupçonné par cette communauté obsédée par le péché. Désespéré, il s’immole par le feu. Pourtant, une Cadillac noire semble être la cause de tout ce malheur mais seul Seth semble la voir. À l’intérieur se trouvent quatre rockers qui pourraient être les quatre cavaliers de l’Apocalypse. Meurtres, folie, pédophilie, suicide, deuil, le film cumule les sujets morbides et cette galerie de personnages grotesques, digne des récits de Carson McCullers, affirme son goût prononcé pour la destruction, que ce soit Dolphin Blue (Lindsay Duncan), la voisine au teint pâle ou Cameron (Viggo Mortensen) qui avoue avoir été présent lors des essais atomiques. Et qu’en est-il de Seth, jeune être psychotique qui aime faire exploser des crapauds et parler à des fœtus qu’il confond pour des anges ? Parfois cette violence est tournée vers les personnages eux mêmes qui peuvent mettre fin à leurs jours de façon radicale (le mari de Dolphin Blue, le père de Seth) ou à petit feu (l’alcoolisme de Joshua, l’hystérie dévorante de la mère de Seth). Derrière l’humour noir (certains passages entre Dolphin Blue et le jeune Seth peuvent être vraiment très drôles) se profile une vision terriblement sombre et mélodramatique du monde jusqu’à un final tellement excessif qu’il peut en être ridicule tout en restant poignant. Ridley reste toujours sur ce fil délicat, invoquant un absurde émouvant.
L’Enfant Miroir est lui aussi construit sur des contrastes. Au sein de la nature fertile, le film nous présente tout un tas de carrosseries éventrées, de vieilles voitures rouillées comme mutilées, dans lesquelles la végétation a poussée. Elles deviennent alors des sortes de monstres végétaux qui regardent le monde alentour avec un air ahuri. La vitalité de la jeunesse est elle même d’emblée mise en parallèle avec la mort non seulement dans le discours des enfants et leurs actes mais aussi dans la façon dont ils sont vêtus. Tous les personnages portent des couleurs sombres qui en font des personnes en deuil constant, ce qu’elles sont au bout du compte, car elles portent toutes un secret pesant (Luke Dove, Dolphin Blue, Cameron...). Le réalisateur arrive ainsi à les faire sortir de la caricature pour leur donner une épaisseur dramatique, du moins c’est le cas pour les personnages principaux. D’autres figures comme les sœurs jumelles apparaissent plus comme des présences étranges qui ajoutent à l’atmosphère surréelle de l’ensemble. Cet aspect fantasmagorique est apporté en particulier par la maison de Dolphin Blue, sorte d’écho lointain à celle de la famille de Leatherface dans Massacre à la tronçonneuse (1974) ou même à celle de Norman Bates dans Psychose (1960). La décoration à l’intérieur est juste stupéfiante, présentant des trophées, animaux empaillés, coquillages démesurés et objets exotiques, mais aussi tout un tas de mâchoires ouvertes et de figures carnassières (il y aurait une thèse à faire sur le rapport au cri et à la bouche grande ouverte dans le film). Un lieu idéal pour une personne qui est supposée être un vampire se nourrissant de sang pour rester jeune.
Le film transcende ainsi un contexte funeste d’après guerre (Cameron lui même a subi les radiations des explosions et commence à perdre ses cheveux, à avoir les gencives qui saignent et à perdre du poids de façon inquiétante) par une beauté visuelle troublante. Le sujet, certes sombre, ne devient alors que prétexte à de magnifiques combinaisons de couleurs, de matières et d’éléments, l’eau et le feu en particulier, comme dans une des scènes les plus marquantes, celle où le père avale l’essence directement de la pompe avant de craquer une allumette. Cette séquence a d’ailleurs une valeur ironique car plus tôt dans le film, Luke Dove dit qu’il faut boire, sinon on sera réduit en poussière. C’est aussi dans l’eau que l’on retrouve le premier enfant mort. Il est d’ailleurs frappant de voir qu’il n’y a aucune trace d’agression sur les corps, comme si la vie les avait quitté tout simplement. Cela souligne encore le fait que nous semblons être plus face à des morts symboliques qui mènent à la perte d’innocence du jeune garçon, grand thème du gothique américain. En effet, au final, Seth se rendra compte que les monstres surnaturels n’existent pas et que la réalité est bien plus dure à affronter. Le conte et son univers fantastique s’effondrent et laissent place au drame, et Dolphin Blue avec ses discours sans fioritures sur la décadence du corps et la vieillesse a été un élément majeur dans cet apprentissage. On peut dire qu’elle l’initie aussi au désir lors de la scène où Seth et Kim la surprennent en train de se masturber.
L’Enfant Miroir reste donc un des plus brillants exercices dans le domaine du gothique américain, hommage à toute une esthétique picturale et littéraire qui a nourri le XXe siècle. Récompensé par plus d’une dizaine de prix internationaux, il s’agit d’une œuvre envoûtante, balancée entre un pessimisme tragique, un symbolisme onirique et un grotesque assumé. Par la suite, Philip Ridley ne tournera que deux autres longs métrages, The Passion of Darkly Noon (1995) et Heartless (2009), mais reste un réalisateur et écrivain admiré par tout le public gothique (la diva Siouxsie Sioux a par exemple rendu hommage à un de ses romans sur le second album de son projet The Creatures, et Gavin Friday des influents Virgin Prunes a participé à la bande originale de The Passion of Darkly Noon).
Les suppléments
Pour le premier titre de la collection, Blaq Market nous fait un beau cadeau, en ajoutant non seulement un entretien avec Philip Ridley de vingt-et-une minutes dans lequel il revient en détail sur la genèse du film, ses influences et son sens du détail, mais aussi en ajoutant les deux courts métrages, Visiting Mr. Beak (21 min, 1987) et The Universe of Dermot Finn (11min, 1988). Dans ces deux films qui raviront tous les amateurs du surréalisme à la Svankmajer, on trouve déjà la thématique de l’enfance et de la famille traitées de façon mi absurde mi onirique. Dans le premier, un enfant remonte une rue mais son périple est perturbé par tout un tas de personnages excentriques. Tous semblent prisonniers de leur mémoire et les objets du passé sont ranimés au sens littéral. Au final le jeune garçon en tenue d’écolier arrive enfin à la demeure de Mr Beak et là les choses ne vont que devenir de plus en plus étranges. Quant au second court, il combine tout un tas d’éléments visuels très forts autour d’un jeune couple d’amoureux. Pearl souhaite présenter sa famille à Dermot mais celle-ci a des pratiques plutôt déroutantes, comme celle de manger des poissons à pleines mains ou d’enfermer des bébés dans des tiroirs. La cérémonie du thé convoque alors tout un univers visuel déroutant, fantastique et inquiétant.
Image et Son
L’Enfant Miroir est présenté en version anglaise sous-titrée et en français. Le doublage n’est pas extraordinaire et on perd la mélodicité des voix, notamment celle de Dolphin Blue, donc il est fortement conseillé de voir le film dans sa version originale. La qualité d’image en format 1.85 et de son est optimale et la restauration absolument superbe. Un vrai régal pour les yeux et les oreilles. The Universe of Dermot Finn a là aussi été très bien conservé. En revanche, Visting Mr. Beak, ayant été perdu plusieurs années avant d’être retrouvé, le court métrage, malgré sa restauration, garde un grain VHS. Cela dit, c’est un si beau cadeau de découvrir cette rareté que l’on ne va pas s’en plaindre.
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