Jean Douchet, l’enfant agité - la critique du film

Notre avis : Qui s’intéresse au cinéma a forcément croisé Jean Douchet, par le truchement de conférences, de livres d’articles ou de bonus DVD. Pour les plus anciens, il reste attaché à cette formidable entreprise que fut son Hitchcock, analyse ésotérique détonante et étonnante. Mais sa caractéristique essentielle, reprise dans ce film à sa gloire, est d’avoir été toute sa vie un passeur, sans presque jamais accéder à la réalisation, préférant l’animation de ciné-club ou la présentation de chefs-d’œuvre à une hypothétique gloire artistique. Singulier, en effet, dans un monde soucieux de laisser une trace, de se cantonner à ce qu’on fait admirablement. C’est que, on le sent tout au long du documentaire, Douchet n’est jamais aussi à l’aise que dans l’exploitation de son savoir et de son intelligence : écoutez-le défendre Citizen Kane, commenter un plan-séquence de L’Aurore, ou, à la toute fin, disserter sur la différence entre la vie et l’existence. Toujours le même bonheur des mots, la même gourmandise du langage. Parler jusqu’à s’étourdir et étourdir son auditoire. Mais parler précisément, avec une rectitude impavide. S’il donne l’impression d’improviser parce qu’il n’a pas de notes, la construction de ses phrases montre à quel point la pensée a précédé l’intervention. Par ailleurs, incidemment, on apprendra le temps qu’il faut pour un commentaire de séquence…

Mais le critique est un dandy, il ne veut pas, comme le disait à peu près Sartre, que son œuvre sente la sueur. La légèreté est alors une politesse. On comprend aisément qu’il ait fasciné les trois auteurs de ce documentaire quand ils étaient de jeunes lycéens cinéphiles débutants et la chance de cette rencontre déterminante n’a sans doute pas d’équivalent aujourd’hui. L’art d’aimer, pour reprendre le titre d’un recueil de Douchet, est déjà un exercice difficile pour soi, quant à le faire partager … De leur fascination naît donc un film-hommage, assez libre et nonchalant dans sa forme, voire légèrement bancal, dont on saisit mal au début le projet. On apprendra ainsi peu de choses sur la vie de Douchet autre que professionnelle (pour en savoir plus, lire les entretiens de L’homme cinéma), on n’entendra au fond que peu d’analyses et, hormis quelques considérations philosophiques, la maîtrise de ce mentor atypique se révèle surtout par des témoignages, en écho. Ils sont d’ailleurs passionnants, voire même émouvants pour celui de Xavier Beauvois, mais d’une émotion qui ne s’étale pas ; on préfère, selon les cas, boire du vin ou tirer à la carabine que s’épancher longuement.

Évidemment, le film n’épuise ni ne prétend épuiser le sujet : l’homme échappe à tout cadre, forcément réducteur. Il s’agit plutôt d’une approche douce, incidente, par facettes. C’est son charme et il est patent ; mais suivre autant de pistes constitue également une limite. Si le fait que l’axe y soit comme fuyant coïncide avec le personnage, on ne peut s’empêcher de sentir frustré par moments voire, même un peu, de s’ennuyer. L’ensemble reste, répétons-le, très agréable dans un exercice ingrat, le portrait admiratif, qui peut facilement tourner à la fadeur ou à l’aveuglement. On reste ici à une distance de bon aloi favorisée par l’aspect puzzle de la construction. Pour qui souhaite découvrir Douchet, ce documentaire sincère peut donner envie d’aller plus loin ; pour qui le connaît déjà, il constitue un rappel rafraîchissant que certaines sentences (« travailler la lettre du film, faire chanter les significations ») stimuleront sans doute.

Quant aux autres, ils seront sensibles au regard affectueux porté sur un homme libre et plus influent qu’on ne l’imagine. Mais on aurait aimé qu’une telle statue soit de temps en temps bousculée, à l’image de cette courte critique d’un jeune homme au début. Faute de quoi et malgré son aspect sympathique, ce portrait aux mailles larges garde quelque chose de compassé. Reste à se replonger dans les commentaires féconds, précis et quelquefois audacieux d’un maître de l’analyse. Et peut-être, c’est la thèse du métrage, maître à penser.