Le 15 juillet 2021
- Festival : Festival de Cannes 2021
Pierre-Marie Dru, superviseur musical d’Annette de Leos Carax, qui a ouvert le 74e Festival de Cannes, a répondu à nos questions. Au programme, pendant 45 minutes d’entretien au bord de l’eau : l’ouverture du Festival, la reconnaissance de l’importance de la musique au sein des films, et le processus créatif - passionnant - du film de Leos Carax.
Interview réalisée dans le cadre des temps forts de la SACEM au Festival de Cannes.
aVoir-aLire : Bonjour Pierre-Marie Dru. Vous êtes producteur musical et superviseur musical du film Annette de Leos Carax, présenté en ouverture du Festival de Cannes 2021. Comment avez-vous vécu cette projection spéciale ?
Pierre-Marie Dru : C’était très émouvant, pour plusieurs raisons. Déjà, Leos est ému ! On vient de subir un an et demi de pandémie, et c’était dans l’air : il était clair que tout le monde, professionnels et non professionnels, se faisait en joie de pouvoir repartager des moments comme ceux-ci. Il y a quand même eu un moment où on s’est demandé si les salles allaient rouvrir. Je me suis dit pendant cette soirée que c’était vital, qu’on a tous besoin du cinéma. Et puis cela fait deux ans que je travaille sur Annette ! C’était très frustrant de ne pas le partager. L’objectif était de le finir pour Cannes l’année dernière !
aVoir-aLire : Il était fini pour Cannes l’année dernière ?
Pierre-Marie Dru : Non, on a pu réfléchir un peu autrement. On parlait de la projection d’hier, avec un accueil chaleureux, même si tout le monde ne peut pas aimer. J’étais content pour Leos qu’on l’ait présenté comme ça. Pour moi, c’est un film tellement spécial*, particulier : tout est chanté, tout est en musique. Je n’avais jamais fait de film comme ça, donc évidemment, il a une place très particulière dans ma petite filmographie.
aVoir-aLire : J’ai noté dans votre filmographie, justement, la présence du Chant du loup, qui intègre le son dans la trame narrative !
Pierre-Marie Dru : Oui, je pense à celui-là mais peut-être aussi à J’ai perdu mon corps, qui est un film d’animation. C’était assez conceptuel dans l’ensemble, sur le rapport à la musique. Le Chant du loup évidemment, c’est le titre du film ! Il y a des petites correspondances. Mais il y a vraiment un cousinage dans le rapport au scénario, au montage, entre un film d’animation et un film musical. On a un petit moins de marge de manœuvre au montage que dans un film « classique ». En animation, pour qu’on puisse ensuite dérouler les dessins, il faut vraiment avoir réfléchi à son montage. C’est un peu ce qui s’est passé sur Annette. Leos a énormément travaillé là-dessus.
aVoir-aLire : Il y a eu sept ans de préparation…
Pierre-Marie Dru : Oui. Je suis arrivé un mois et demi avant le début du tournage, il y a deux ans. J’ai vraiment vu le final. On a retouché les chansons, la structure. Cela m’a vraiment fait penser à des logiques d’animation. Sur Annette, j’appelais le film « Discovery » : chaque sujet était une découverte, et c’est ce qui est génial avec Leos. On sent la couture, on n’essaie pas de cacher ça. On sent légèrement comment c’est fabriqué. C’est ce qui fait le charme aussi. Donc sur tous les sujets, la voix de Marion (Cotillard, ndlr), l’orchestre sur le tournage, la mise en scène, c’étaient des questions sur lesquelles on a dû travailler avec une équipe incroyable. La particularité d’Annette, c’est que chaque sujet était une découverte pour moi autant que pour Leos.
aVoir-aLire : Pourtant, il a l’habitude !
Pierre-Marie Dru : Je parle vraiment de musique, le rapport aux voix. Je pense qu’il a pris goût à tout cela sur Holy Motors, avec Kylie Minogue. Après, c’était une autre envergure du point de vue de la musique. L’autre point fort du film, c’est vraiment la qualité de toute l’équipe, avec Leos en chef de meute. Pas de bataille d’ego, tout était au service du film, comment on fait pour que ce soit le mieux possible. On s’est donné à gogo ! Après le premier confinement, on a enregistré un orchestre en Allemagne pendant six, sept jours. On espérait y aller avec Leos et les ingénieurs du son. Finalement, on l’a fait depuis Paris, à distance, avec un écran ! On avait la chance d’avoir un chef d’orchestre qui parlait allemand et français. Juste avant le premier confinement, la veille, on était à Londres pour enregistrer des chorales d’enfants. On enregistrait des solistes à Paris, à Bruxelles… Puis toute la partie pop a été gérée à 100 % par les Sparks. Ils enregistraient ça chez eux avec leurs musiciens, puis nous envoyaient tout, et vice-versa. Je suis très content que tout reste très homogène, malgré tous ces allers-retours.
Tout cela s’est fait de façon très organique. Tout part du travail des Sparks. Leos avait envie de retravailler ces chansons au style très marqué, avec une pop synthétique fantaisiste. Il avait besoin d’aider sa dramaturgie, avec une écriture peut-être plus cinématographique. C’est la raison pour laquelle il a fait appel à Clément Ducol, qui a fait les enregistrements et les orchestrations additionnelles. Ce collage était l’intuition de Leos, vrai réalisateur musical de ce film.
aVoir-aLire : En tant que producteur musical et superviseur musical, quel a été votre rôle précisément ?
Pierre-Marie Dru : Superviseur musical sur un film, c’est la personne qui est censée gérer toutes les problématiques liées à la musique. Artistiques, si les réalisateurs ne savent pas avec qui travailler, on les aide à trouver le compositeur ou la compositrice adéquat pour le projet. Il y a bien sûr la recherche de musiques additionnelles et il faut créer les équipes autour : quel orchestre, quel ingénieur du son, quelle voix, etc. Il y a un volet juridique, avec des problématiques de contrat liées aux musiciens qu’on emploie, aux musiques qu’on achète. Il y a un volet technique, et aussi commercial avec l’objet, l’album qui sort en parallèle du film. Au moment où je suis arrivé sur le projet, les chansons prenaient vraiment forme, mais il fallait qu’on ait des partitions de tout cela, sachant que Leos et les Sparks retravaillaient régulièrement, donc il fallait suivre le rythme. Et il le fallait aussi pour les comédiens, qui chantent à 100 % sur le set. Quand je dis les comédiens, c’est Marion, Adam (Driver, ndlr), Simon (Helberg, ndlr) évidemment, mais aussi toutes les audiences et tous les comédiens du film. Par exemple – je ne dévoile rien du film mais cela arrive assez vite -, quand il y a interaction avec du public, le public doit chanter juste, dans le rythme, avec la bonne note et la bonne mesure. Pour pouvoir les diriger, on avait Marius de Vries, producteur exécutif et directeur musical qui a travaillé sur La La Land et Moulin Rouge !. Il dirigeait le public et les audiences qui devaient répondre à Adam. On est arrivé avec un bloc de 300-400 pages de partitions.
Ce qui m’a le plus excité était de travailler avec l’orchestre sur le tournage ! Beaucoup de réalisateurs disent qu’ils aimeraient filmer la musique directement, en live et que ça passe inaperçu. Leos l’a fait avec Caroline Champetier ! Sur plusieurs séquences : la séquence d’opéra de Marion, et bien sûr, celle de Simon en chef d’orchestre avec la caméra qui lui tourne autour. Là, on a un orchestre qui joue derrière enregistré à 95 % en direct. Donc on doit faire des aménagements, car un plateau n’est pas un studio d’enregistrement. On a été obligé de ne pas faire comme d’habitude : placement des micros, etc. On a un film qui est très ambitieux, avec du budget. Mais une grande partie de mon travail était de trouver des économies, et des moyens de faire moins coûteux. On travaille avec le producteur pour que tout soit possible. Certaines choses étaient très préparées avant le tournage, d’autres moins. Là, c’était important d’avoir Clément Ducol qui s’est occupé des arrangements et de l’orchestration. Certaines décisions ont été prises le matin, comme le fait de demander à certains instruments de ne pas jouer, car en cas de pépin, il aurait été impossible de réarranger les morceaux. Je tairai les noms de ceux à qui on a demandé de ne pas jouer, mais certains font parfois du « air-instrument » ! C’est là où travailler avec Leos est génial : c’est l’aventure. C’étaient des journées magiques. C’est rare dans mon métier d’être autant impliqué dans un tournage.
aVoir-aLire : Par rapport à une mise en scène « normale », vous avez dû faire énormément d’aménagements ?
Pierre-Marie Dru : Je parle surtout des scènes avec orchestre. La personne clé est Erwan Kerzanet, ingénieur du son. Les comédiens travaillaient avec oreillette, et l’équipe son sur le set, on les écoutait plus que sur un autre film ! Le son est déjà assez difficile, donc là bien sûr tout le monde était très attentif à cela, notamment Michaël Pierrard, premier assistant réalisateur, qui gérait le tempo de la journée. Mais on avait les gens qu’il fallait.
Les comédiens ont joué le jeu, en chantant tout en jouant ! La question est de passer l’émotion, pour la dramaturgie, au-delà même de la chanson en soi. Je les ai trouvés incroyablement chouettes par rapport à tout cela. C’est tellement une chance de faire ces métiers !
aVoir-aLire : Vous n’avez pas eu d’imprévu lié à la prise de son en direct sur le tournage ?
Pierre-Marie Dru : Ils avaient énormément travaillé, avec des maquettes solides, de leur côté. Les premiers enregistrements ont eu lieu à New York, où Adam et Marion se sont rencontrés. Ils ont commencé à chanter We Love Each Other So Much par exemple, qui est un thème fort du film. Marion a commencé à travailler à Paris. Et la question était : comment transformer Marion en chanteuse d’opéra ? Il y a un peu de triche, c’est du cinéma. Mais Marion est allée au-delà de ce qu’on pouvait espérer. Elle chante très bien et a travaillé comme une dingue. Elle a travaillé sa voix, certes, mais le corps aussi. Elle regardait des vidéos de chanteuses d’opéra pour repérer les postures du corps, de la gorge… Elle a travaillé avec une coach fantastique. Son travail nous a permis, avec Katia Boutin, la monteuse voix, de coudre celle de Marion avec celle d’une vraie chanteuse d’opéra. On voulait une technique qui ne sente pas trop le robot ! On a effectué un exercice les yeux fermés, pour voir le timbre adéquat, et on a pris Catherine Trottmann, une chanteuse lyrique incroyable. Ce qui était encore plus incroyable, c’est que Catherine a travaillé sur les prises de Marion, et c’est presque Marion qui la coachait ! Un peu l’inverse de ce qu’on aurait dit. Tout était filmé, et Catherine est intervenue avec les indications de Marion ! « Voilà l’émotion que je voulais faire passer, la voix je la porte à tel endroit ». Sous la direction de Leos bien sûr. Marion était devenue coach vocal pour une véritable chanteuse d’opéra. Ces allers-retours nous ont permis de coudre parfaitement les voix ensemble.
aVoir-aLire : Au début du film, on brise le quatrième mur en demandant au spectateur un silence total, même pas le droit de respirer. Pensez-vous qu’on écoute suffisamment les films aujourd’hui ou que l’image aurait pris le pas sur le son ?
Pierre-Marie Dru : Oui, on écoute assez les films. Il y a plein d’exemples d’excellents films comme ça. Pour mon expérience personnelle, le boulot sur J’ai perdu mon corps et Le Chant du loup le prouvent. Prenez Whiplash, aussi. Ce qu’il y a de particulier dans Annette, on peut aimer ou non, c’est qu’on a un film tellement généreux. Donc oui, on demande de couper la respiration : il va se passer mille choses, profitez-en. Surtout après l’année qu’on vient de vivre. Annette, c’est un peu une fête du cinéma à lui seul. Evidemment, la question musicale pourrait être mieux traitée. Je fais partie de l’ASM (Association des Superviseurs Musicaux) que je préside pour sa première année. Des questions nous semblent fondamentales, comme le budget alloué à la musique sur un film, et même comment on travaille, comment on produit en France. La musique est toujours une petite production dans la production. On a des choses à défendre. J’ai participé il y a quinze jours à Sœurs jumelles, événement initié par Julie Gayet. J’ai pris un vrai plaisir à aller là-bas et parler de musique et de films. Cela manquait un peu, des événements comme cela. J’espère que c’était le premier d’une longue série. Je dis souvent que le compositeur est le troisième auteur d’un film. C’est bien d’en parler. Le considérer un peu plus, peut-être. On me pose la question chaque année…
aVoir-aLire : Je ne vous la pose pas alors ?
Pierre-Marie Dru : Si, vous pouvez ! Mais c’est vrai que c’est sensible. Cannes et le Festival ont une passion pour les grands compositeurs. Ce ne serait pas une mauvaise chose de les récompenser. Mais on est là pour les films, et il y a mille manières de parler de musique.
aVoir-aLire : J’ai posé la même question au directeur de la SACEM, M. Tronc : faudrait-il une récompense pour la composition musicale des films en sélection ?
Pierre-Marie Dru : Il milite beaucoup pour ça ! Je serais évidemment ravi qu’il y ait un prix pour la musique.
aVoir-aLire : Comment on pourrait faire pour changer les choses ?
Pierre-Marie Dru : On parlerait de récompenser une création spéciale pour un film, une composition originale. Petit aparté, je le dis à chaque fois : on a 6 % de compositrices en France, il faut travailler là-dessus ! J’essaie de promouvoir un peu plus de parité quand j’ai la charge des projets. Par rapport à ce prix, ou à la mise en avant de la musique, cela fait tellement longtemps que cela frappe à la porte, qu’elle finira peut-être par s’ouvrir ! Et il faut penser à tous les types de musiques : orchestrale, minimale, électronique, tout.
aVoir-aLire : Pour revenir à Annette : comment concevez-vous la bande originale des Sparks pour le film ? On peut la distinguer totalement du film ?
Pierre-Marie Dru : Très franchement, oui. Le disque est incroyable. Il se suffit à lui-même. Il y a le talent des Sparks et on a essayé de garder au maximum les voix du tournage. Donc on a un premier disque pour la sortie à Cannes, pour avoir un premier objet phonographique et on aura un album plus complet très vite, avec toutes les chansons du film. Si je les compte, cela fait quarante ou cinquante. Les gens qui ont vu le film seront ravis de retrouver les chansons, même si l’album est vraiment fabriqué comme un disque à part entière, avec un nouveau mixage pour l’album et quelques arrangements. Quelques enregistrements aussi.
aVoir-aLire : On a découvert Annette à Cannes dans une salle magnifique. Mais que diriez vous à ceux qui voudraient découvrir Annette sur leur ordinateur, sur leur smartphone ?
Pierre-Marie Dru : Je pourrais dire que ce n’est pas si grave sur d’autres projets, mais Annette… Il faut lever la tête et il vivre cette expérience sensitive totale. On ne peut pas imaginer quel boulot cela représente. J’ai vu Thomas Gaudert, mixeur son du film, passer des milliards d’heures sur le film. On a des salles réglées pour cela. Il y a des gens bien équipés à la maison, mais ce n’est pas pareil. Smartphone, tablette, je déconseille pour Annette.
aVoir-aLire : En tant que spectateur, quel est le beau film à voir les yeux fermés, ou le dos tourné à l’écran ?
Pierre-Marie Dru : Annette ! (Rires et pause) J’ai adoré plein de bandes originales de films d’Almodóvar, de Kusturica, de P.T Anderson, qui ont un regard particulier sur la musique. David Lynch, aussi. Et il y a quelqu’un qui jouait avec tout ça mieux que personne, c’était Charlie Chaplin. L’importance de la musique est fondamentale. Mettez une musique californienne un peu sympa sur l’intro de Shining à la place de celle de Wendy Carlos et vous avez un beau départ en vacances ! Et on n’oublie pas que Godard rappelait bien qu’audiovisuel, cela commence par audio ! Donc il faut en parler, et Annette permet de parler plus et mieux de musique.
*Pierre-Marie Dru a entre autres travaillé sur J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin, et Le Chant du loup d’Antonin Baudry.
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