Les entretiens aVoir-aLire
Le 29 janvier 2010
Il est l’un des plus grands noms du cinéma expérimental français, et porte cependant toujours sur lui une cape d’humilité comme on en trouve rarement dans ce milieu. Entretien avec le cinéaste, à l’occasion de la réédition de son long-métrage L’ange et de ses courts-métrages en DVD.
- Réalisateur : Patrick Bokanowski
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Il est l’un des plus grands noms du cinéma expérimental français, et porte cependant toujours sur lui une cape d’humilité comme on en trouve rarement dans ce milieu. Entretien avec le cinéaste, à l’occasion de la réédition de son long-métrage L’ange et de ses courts-métrages en DVD.
aVoir-aLire : Vous êtes venu au cinéma par le biais des arts plastiques. Comment est venu le besoin de cinéma : était-ce le prolongement naturel d’un travail, ou y a-t-il eu un déclic ?
Patrick Bokanowski : J’ai travaillé trois ans chez un peintre. Je signais toujours à chaque fois la fin de mes génériques : « A la suite du travail avec Henri Dimier ». J’ai travaillé trois ans chez lui, et j’ai fait de la photographie. Il était peintre, très grand connaisseur des phénomènes de perspective, d’optique, de l’histoire de l’art, et son père était un très grand érudit lui-même, très connu pour certaines périodes de l’histoire de l’art. Donc Dimier avait la caractéristique de savoir analyser, comme normalement un peintre ne le fait pas. Je travaillais chez lui, je ne faisais que de la photo, et lui remettait en question l’optique, tous les systèmes depuis la photographie, donc on a fabriqué des objectifs.
Au début, je ne savais pas trop si mes envies étaient la photo, l’écriture, le cinéma ou la peinture. Je voyais à la fois le cinéma narratif, avec un scénario, et le cinéma beaucoup moins conventionnel (McLaren, Len Lye, les surréalistes), c’est celui-là qui me plaisait le plus.
Pour vous, jusqu’à quel point le cinéma peut-il avoir cette dimension plastique qu’on retrouve chez Lye ou McLaren ?
J’essaie de trouver, fabriquer une matière ou un espace permanent, qui aurait la durée complète du film. Cette matière serait modulée, bougerait, vivrait, et à l’intérieur de cette matière, on mettrait des actions, des séquences. Une fois, j’ai parlé avec Marshall. J’avais demandé quelles étaient les qualités principales pour un animateur, et il avait dit : le sens du temps, le sens du rythme, et le « feu de la matière ». C’était une très belle expression, où il considérait que pour lui dans les films d’animation, c’était une question de matière et d’aspect qui comptait autant que le fil conducteur, la trame ou la narration.
On a donc une sorte de bloc de départ dans lequel il faut modeler ?
Pour mon dernier film oui [Battements solaires, 2008, ndlr], parce que ce n’est pas comme ça que je m’y prends forcément. Dans ce dernier film, c’était vraiment l’un des points qui m’intéressaient.
Ce qui est frappant dans vos films, c’est l’utilisation du verre, du miroir comme matériaux déjà inhérents au cinéma par leur présence dans le dispositif. Comment envisagez-vous cette présence du verre hors de la caméra ? Pourquoi cette récurrence des déformations, des reflets ?
Ce n’est pas du tout ça qui m’a influencé, mais dans un livre qui s’appelle Entretiens de Picasso avec Brassaï, Brassaï raconte qu’il travaillait avec des bouts de verre cassé. Je pense aussi à L’Etoile de mer de Man Ray ou à Abel Gance. Tous ces jeux à travers les matériaux changent la perception directe, c’est une première chose. La deuxième chose, c’est qu’en revenant à Dimier, j’ai bien compris que les optiques photographiques et cinématographiques sont faits d’une façon très correcte, mais très conventionnelle. Il y a des conventions tellement énormes qu’on n’en discute même plus, et qui consistent à rendre une apparence réelle le mieux possible. On essaie de capter une réalité et de la traduire, mais dedans on sous-entend des critères qui nous dépassent complètement. La vision dans laquelle nous travaillons dans notre imagination ne marche pas comme l’objectif photographique. C’est d’ailleurs pour ça au début que quand la photographie a été créée, toute une partie des peintres et intellectuels de l’époque ont pris position contre : Baudelaire, etc... Ils trouvaient ça d’une pauvreté accablante. D’ailleurs en ce moment, l’image envahit le monde, et il y a quand même la sensation qu’elle devient un peu monotone et ennuyeuse ; elle prend vite des codes et des conventions.
Un autre exemple extérieur : quand Fellini était en train de tourner Roma, il a voulu tourner la construction du métro dans Rome. Il va en repérages avec deux assistants, et dit : « C’est magnifique, impressionnant, avec cette espèce de perceuse gigantesque... On refait tout en studio. » C’est pour que le tunnel soit plus profond, que la machine à percer soit plus grosse, et que ce soit plus irréel ; pas la bête réalité rendue par l’objectif. Justement, il y aurait fallu des « subjectifs », des appareils qui creusent la matière de l’image, ou qui l’agrandissent ou qui la déforment. Maintenant, on approche peut-être de ça. Il voulait une image frappante, à la fois plus réelle et moins réelle. Plus c’est réel, plus ça vous frappe l’imagination. Donc ça rejoignait ce que j’essayais de faire, c’est-à-dire des systèmes optiques différents.
L’idéal, ce serait des objectifs sculptables, pour que les réalisateurs et les chefs-opérateurs puissent complètement sculpter l’image, comme ils le font par exemple avec la lumière.
Maintenant, même à travers le numérique ou l’image de synthèse, on a un rapport aux objets, à la profondeur, qui se modifie complètement... Est-ce que l’on va vers une redéfinition de ce rapport à la réalité ?
Ce serait souhaitable, mais je ne suis pas sûr. Ce serait souhaitable qu’à un moment donné, on soit aussi libre avec les images cinématographiques qu’un peintre avec son crayon. Mais je pense que dans les débuts du cinéma, c’était un espoir très grand ; et beaucoup de cinéastes du début étaient beaucoup plus audacieux que ceux de maintenant. Il y a des gens qui ne manquaient pas d’audace, comme Kubrick, et qui essaient, mais en général les conventions et les codes du cinéma donnent une image réaliste basique. Cette image réaliste basique a varié tous les 10 ou 15 ans, parce que c’étaient les supports chimiques, optiques qui d’eux-mêmes changeaient l’industrie. Progressivement, ça a bougé, et le code bouge avec, et c’est difficile de renouveler tout ça, sauf si tout à coup ce qui peut se passer, c’est qu’à un moment on considère qu’il faut complètement reconstruire des objectifs et avoir un instrument... aussi lâche qu’un piano.
Il y a des périodes où je suis complètement préoccupé par cette question, d’autres où j’oublie un peu, je fais des séquences... Je ne suis pas tout le temps dans cette idée de recherche. Mais c’est vrai que c’est un des fils conducteurs de mon travail.
Comment cela s’est-il répercuté sur votre travail en termes de recherche ? Est-ce que se départir des codes passe par l’élaboration d’un outil qui va permettre d’envisager les choses sous un autre angle, ou par une intuition qui au contraire détermine l’élaboration d’un outil ?
Déjà, pour arriver à sculpter l’espace ou les objets, pour ne pas être prisonnier des optiques que j’achète dans le commerce, il y a tous ces moyens dont nous avons parlé : verre, miroir, liquides, transformation de l’image, etc. Il y a d’autres choses que je faisais : je construisais mes décors ou mes personnages dans l’espace avec des perspectives différentes, exagérées. Les tables n’étaient pas rectilignes, les personnages étaient avec des costumes peints ; c’est pour ça que j’ai utilisé beaucoup les masques à certains moments... L’intéressant, c’était de fabriquer l’espace. Les décorateurs, pour que ça marche, sont parfois obligés de faire ça : déformer les perspectives, construire une rue qui est beaucoup plus petite dans le décor, pour qu’on ait l’impression d’une plus grande dimension... C’est quelque chose de très courant dans le cinéma, mais utilisé à d’autres fins.
Fellini était l’un des champions des perspectives exubérantes...
Il y a chez lui des décors qui étaient quasiment des tableaux vivants ; il était à la fois cinéaste et peintre. Certains de ses décors sont des tableaux, extraordinairement puissants au niveau plastique, et en plus il avait l’art de les filmer, de les rendre vivants. Il a essayé de faire à sa façon ce que je fais aussi. Par contre, je ne pense pas du tout qu’il était intéressé de rentrer dans le mécanisme des caméras.
Dans les formes de cinéma que nous pratiquons, on cherche parfois aussi des formes qui ne sont pas narratives. Il y a aussi des jeux dans la construction, la progression (à travers le montage). Une fois que les éléments existent, j’aime beaucoup rebattre complètement les cartes et reconstruire tout le film au montage. Quel que soit le projet, l’état d’avancement, je trouve que cela permet d’arriver à quelque chose qu’on ne connaissait pas avant.
Il n’y a donc pas de protocole ferme et fixé...
De dogme ? Non... Ce que j’aime bien, c’est avoir plusieurs mécanismes qui aident à construire le film, les oublier complètement, voir ce que ça a donné, et ensuite prendre des éléments, comme quand on a des cailloux sur la plage. C’est ce qui me paraît excitant et porteur : j’oublie toutes ces préoccupations techniques, et je fais autre chose ; j’essaie de faire du cinéma, des enchaînements, des constructions qui ne sont pas dans une logique narrative, mais dans une autre logique. Cela serait trop aride d’être toujours sur le mode technique, sinon je serais technicien ou ingénieur. Il y a d’autres ingrédients pour que j’arrive à finir un film.
Souvent, on dit que le cinéma expérimental est hors de la narration. On a au contraire l’impression dans vos films d’une action très resserrée, presque autour de tableaux. Est-ce que vous les envisagez comme des sortes d’événements qu’il s’agit de creuser ? Est-ce qu’une narration plus longue vous tenterait ? L’idée d’action est-elle déjà présente au départ ?
Dans le cinéma expérimental en ce moment, il y a énormément de branches, dont certaines qui ont une perspective narrative ou documentaire. Pour ma part, j’ai déjà essayé de prendre une nouvelle ou un récit complet. Premièrement, je considère depuis toujours que je ne suis pas au niveau au point de vue des images. Il y a donc tout ce travail dont nous avons parlé, si j’arrive à créer les outils, je pourrais fabriquer un film, parce que je saurais tourner les images. Mais il y a autre chose : le deuxième point, c’est que si j’ai un scénario tout cuit, bien prêt, facile à suivre, chose catastrophique, je n’ai plus envie de le faire, parce que je sais trop où je vais. Parfois je dessine beaucoup de dessins préparatoires, donc il n’y a pas d’hésitation, et ce qui m’intéresse c’est de ne pas savoir ce qui va se passer, d’être surpris. J’ai un avant-goût, mais j’ai envie de voir apparaître la chose finale. Donc, pour arriver à être vraiment content et surpris, il faut que toutes les phases du travail gardent cette partie d’imprévu et de mystère. C’est pour ça que le montage à la fin a ce rôle extraordinaire de rebattre tout le jeu de cartes, et d’envelopper l’ensemble, pour qu’il prenne la forme du récit, d’après des éléments composés. Je suis beaucoup une méthode que le peintre Henri Dimier m’apprenait - travailler d’après des éléments composés -, et que Michèle Bokanowski [sa femme et compositrice de la musique dans la plupart de ses films, ndlr] a appris avec la musique concrète (fabriquer des éléments, et ensuite composer). J’ai un peu de lucidité pour me dire à la fin que ça tient pour quelqu’un d’autre. Comme tout le monde, je lis des bouquins, je vois des films, je me rends compte de ce qu’est un minimum de solidité. Au cinéma, il y a des choses qui tiennent le coup à l’écran ou pas. A la fin, en gardant les blocs qui ont l’air cinématographiques, je fabrique quelque chose qui a une chance d’entraîner l’imagination de quelqu’un d’autre. Le quelqu’un d’autre, je m’en soucie peu, mais je veux que ça vienne debout. A la fin, je vais vérifier par une ou deux personnes la solidité. Surtout, parfois, il y a des travers ou des défauts qu’on laisse... Je tiens beaucoup à le montrer un peu, mais pas au cours du processus.
En réalité, je me rends compte que j’adore les narrations, et je ne les pratique pas du tout. C’est complètement contradictoire, mais je n’aurais pas l’effet de surprise. D’autre part, avec cette méthode, j’ai toujours l’espoir ou l’illusion qu’on va arriver à une forme nouvelle, qu’on n’a pas connue. A la fin, on a l’impression d’un bloc très soudé dont on ne comprend pas le mécanisme. Il y a longtemps, je me disais que je devrais faire L’éventail de Lady Wintermere, de façon expérimentale : une pièce de théâtre magnifiquement composée... En réalité, je n’aime pas tellement ça, les grands thèmes ou les grands classiques qu’on met à une autre sauce.
Vous disiez que vous aviez pensé à adapter des nouvelles...
Je me suis beaucoup posé la question de savoir si ce ne serait pas plus intéressant et plus riche de partir d’une nouvelle construite. L’un de mes modèles est Kafka. Mais plus c’est fort en littérature, plus c’est difficile à transposer. Hitchcock ne partait que de mauvais romans, parce qu’il ne se sentait pas gêné pour les recomposer, les réécrire complètement. Si le roman est très fort, ce n’est pas la peine, c’est un autre art.
Ce qui est surprenant, c’est que du coup, sans ce phénomène d’adaptation, on a une sorte de lien qui se crée pour le spectateur à certains moments entre Kafka et vous... Un lien peut-être plus intéressant que celui de l’adaptation ?
C’est exactement ça. A un moment donné, je me suis fait remettre en place par quelqu’un dans une salle. On me posait des questions, et je ne répondais que technique. Et la personne me dit : mais il y a autre chose dans vos films que de la technique ! J’ai répondu : vous avez raison, mais je suis incapable d’en parler.
Là, peu à peu, je me suis rendu compte que je suis imbibé de littérature, et que ça a une influence énorme. Je ne suis pas en train de me dire : Kafka, Kafka, Kafka... Je l’ai lu avec passion, je connais cette forme d’esprit, l’emboîtement - dans les nouvelles, chaque mot a une résonance extraordinaire, une résonance suggestive. En plus, il n’aimait pas du tout le cinéma. Il était allé voir les films de Chaplin, et disait que ça ne lui plaisait pas du tout, qu’il n’y avait plus de place pour l’imagination. Il trouvait que les images étaient trop pleines.
Chez vous, l’image laisse plutôt une sorte d’ouverture ?
C’est ce que j’aimerais bien.
Vous parliez tout à l’heure de la musique, de sa qualité tactile. Votre femme compose-t-elle avec vous au moment du montage ? Voit-elle les images au moment de composer ?
Elle a des idées de nature de son, d’instruments, on les essaie ensemble, puis elle démarre. On parle très peu, on fait assez peu d’essais en fait...
Est-ce qu’il y a aujourd’hui des terrains qui vous attirent particulièrement ?
Je n’ai pas d’idée générale. C’est très difficile de parler de choses qui vont démarrer. Depuis quelques films, je ne mets plus en scène moi-même. Dans les films précédents, je dirigeais les acteurs, je construisais les costumes, et depuis quelque temps, j’essaie de faire autrement.
A l’époque, j’utilisais les masques parce que je trouve qu’ils expriment beaucoup, ce n’est pas une psychologie qui nous est familière, et ils s’inscrivent bien dans le décor comme matière.
Quelle est l’expérience que peut avoir le spectateur en regardant du cinéma dit non-conventionnel ? Quelle est votre expérience quand vous voyez les films d’autres créateurs ?
On s’enrichit plus par les autres formes d’arts que par la sienne propre. Si quelque chose me donne des envies ou des idées, ce sera finalement plus l’architecture ou la musique, que le cinéma lui-même. Il y a des films que je vois (d’avant-garde, etc.) qui me touchent plus que d’autres. De toute façon, en général je suis plus intéressé par ceux-là, parce que je trouve les réalisateurs plus audacieux, ils ne s’embarquent pas dans des narrations qu’on a vues des milliers de fois, je suis plus ouvert et indulgent.
Le spectacle qui m’a le plus plu dernièrement, c’est Thierrée, Le cirque invisible. C’est un vrai « clown », qui fait des choses extraordinaires. Lui dit que s’il avait pu, il aurait fait un seul spectacle dans sa vie...
Qu’est-ce qui m’inspire encore ? Les vagues déchaînées... [rires]
Est-ce que c’est encore important pour vous de voir les films dans une salle de cinéma ? Quel regard portez-vous par exemple sur l’édition de vos propres films en DVD ?
Je n’en fais pas une maladie. Pendant longtemps, je n’ai pas édité L’ange en cassette. Je préfère le DVD de mes courts-métrages. Le gros avantage, c’est qu’il y a une consultation très commode. Il y a trente ans, les courts-métrages, c’était un micro-milieu...
Mais si on me demande une projection, je demande qu’on projette en support film. Je pense que la salle reste un temple. Projeter dans le noir, c’est magnifique.
Propos recueillis à Paris le 6 novembre 2009.
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