Symphonie maritime
Le 13 octobre 2016
Une pure expérience de cinéma, une immersion dans un film-monde comme la tradition documentaire ne nous en a pas offerte depuis des lustres. Une œuvre onirique, en apnée entre ciel et mer, qui nous amène en cargo vers l’inconnu d’une envoûtante noyade.
- Réalisateur : Mauro Herce
- Nationalité : Espagnol
- Durée : 1h24mn
- Date de sortie : 5 octobre 2016
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Résumé : Un cargo, l’océan et la cadence hypnotique des machines qui tournent en continu, dévorant les hommes dont le geste ancestral disparaît sous l’impersonnelle pulsation mécanique du néo-capitalisme du XXIe siècle. Peut-être un bateau à la dérive, ou juste le dernier représentant d’une espèce en voie de disparition, dont les moteurs tournent, inexorablement.
Notre avis : Si vous aimez le cinéma narratif, autant vous le dire d’emblée, Dead Slow Ahead ne pourra assouvir vos attentes. Nous sommes dans une toute autre démarche ici, un émerveillement presque enfantin face au médium, une immersion dans un ailleurs fascinant bien qu’inquiétant. Dès les premiers plans, on est envoûté par le travail du son et on aimerait que l’écran de cinéma soit plus grand encore. Il y a quelque chose de maximal dans la démarche du réalisateur, Mauro Herce dont il s’agit du premier film bien qu’il soit déjà bien réputé en tant que chef opérateur. C’est d’emblée à La mélodie du monde (1929) de Walter Ruttmann ou même au Koyaanisqatsi (1982) de Godfrey Reggio que l’on pense : une symphonie visuelle aux allures de film-monde. Sons et images se mêlent pour un résultat qui s’apparente à un véritable album de musique ambient, avec cette capacité à nous faire perdre les notions d’espace et de temps. Au bout du compte, si Brian Eno faisait du cinéma, cela ressemblerait peut-être à ce Dead Slow Ahead dont le titre lui même évoque une lenteur hypnotique.
À travers un travail minutieux sur le son, Herce et ses collaborateurs nous proposent une sorte d’étrange odyssée dans la musique électronique du XXe siècle, de l’électro-acoustique et les sons concrets jusqu’à la scène glitch et click’n’cut. De là à penser à L’art des bruits de Luigi Russolo et à la fascination des futuristes pour la mécanique, il n’y a qu’un pas. Car, en effet, Dead Slow Ahead est une ode à la machinerie, une sorte de poème visuel postindustriel subjugué par ce monstre mécanique qu’est le cargo Fair Lady, prouesse architecturale dans laquelle les hommes errent comme des présences spectrales, eux mêmes semblant si insignifiants face à cet engin colossal perdu au milieu d’une immensité encore plus terrassante.
Voyage presque métaphysique dans une autre réalité, le film a pu évoquer chez certains l’univers de la science-fiction et de l’horreur. Ils y ont sûrement vu des similitudes avec les plans introductifs d’ Alien, le huitième passager (1979) de Ridley Scott ou 2001, l’odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick car, au bout du compte, c’est pour un grand nombre d’entre nous, les seules fois où l’on a pu se plonger totalement dans un vaisseau coupé du monde. Dead Slow Ahead porte, il est vrai, un sentiment de claustrophobie, de ténèbres englobantes et de menace, mais sans utiliser le langage de l’épouvante mais plus une approche plastique et hallucinée qui l’éloigne par moments des codes parfois stricts du langage documentaire. Pourtant, à première vue, certains plans pourraient être issus de pas mal de films vus ces dernières années ( The Forgotten Space (2010) d’Allan Sekula et Noël Burch, Leviathan (2012) de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel, Exotica, Erotica, etc. (2015) d’Evangelia Kranioti ) et le périple en cargo n’est pas si original que cela, c’est bien le travail sur la matière sonore et le regard porté sur l’environnement qui fait de ce long de Mauro Herce une expérience unique.
Ayant vécu à bord du Fair Lady pendant deux mois et demi, partant de l’Ukraine jusqu’à la Jordanie pour décharger du blé et ensuite jusqu’au Mississippi pour charger du charbon, le réalisateur a décidé de nous faire perdre pied, abandonner toute indication spatio-temporelle pour nous laisser seuls face aux couleurs (le rouge, le vert, le noir…), aux bruits (les craquements, bips et autres grincements métalliques), aux formes (humaines ou machiniques). L’esprit alors entre dans un processus onirique, s’évade pour parfois revenir au film, une sorte de principe de double réalité. Tout comme l’équipage, nous voguons dans une forme d’inconscience, simples rouages dont chaque action semble si anodine, car qui sommes nous face à l’immensité du monde, ces cieux insondables et cet océan infini ? Les conversations téléphoniques d’une grande banalité entre les hommes et leurs familles qui les attendent relèvent là aussi d’un absurde tragique et appuient une forme d’insignifiance de notre passage sur terre. Nous sommes tous déjà des fantômes dans cet univers, et le terme “dead” (les morts) du titre peut être pris au sens littéral. Herce a parlé lui même d’une expérience terminale : “filmer le dernier navire de l’espèce humaine”. Alors, malgré la froideur des plans et la lancinance du vide, l’émotion pointe dans ce décor qui pourrait être aussi bien futuriste qu’obsolète. L’équipage philippin devient une humanité en errance, ombres mouvantes et aliénées. Qu’est-ce qui les a menés à avoir ce genre de vie ? Nous ne le saurons jamais. Ils semblent aller vers un naufrage dans ces espaces qu’ils traversent mais qu’ils ne peuvent pas habiter. Condamnés comme nous le sommes tous, leurs portraits font déjà d’eux des défunts.
Herce nous plonge dans cette ambiance méditative, ces confrontations de lumière et d’obscurité, où l’homme semble de trop, et ce faisant nous en dit déjà beaucoup. Puis tout à coup, un incident brise la léthargie : la cargaison de blé est imbibée d’eau. Illusion de l’action pour cet équipage sans nom. Pourtant, quand cela intervient, nous sommes déjà partis dans une irréalité, habités par le rituel extatique qu’est l’avancement/stagnation de ce cargo. Nous avons déjà accepté l’inéluctabilité des choses, comme quand on allait se confronter à nos peurs dans les fêtes foraines jusqu’à cette paralysie qui nous faisait dire que plus rien n’a d’importance.
Mais attention Dead Slow Ahead n’est pas une expérience sensorielle désagréable ou désabusée, bien au contraire, il s’en dégage aussi une plénitude, l’impression de vivre quelque chose d’unique et fantastique. Juste la jouissance de se couper de notre quotidien pendant un peu plus d’une heure comme seul le cinéma peut le permettre. Nous avons parcouru les matières, les espaces vides, les couloirs sombres, l’infiniment petit comme l’infiniment grand, jusqu’à essayer de trouver le cœur de ce cargo, là où se trouvent ses entrailles, comme dans un puzzle cosmique.
Avec ce brillant exercice, monté à partir de plus de 200 heures de rushes récoltées sur deux mois et demi, Mauro Herce a raflé pas mal de prix en festivals. Ce voyage hypnotique dans un infini aux allures de dystopie combine en effet peinture (un plan renvoie même aux natures mortes), musique, architecture, photographie et arts plastiques pour une essai visuel qui se rapproche de l’art total. Éloge de la technologie ou critique du capitalisme ? Toute interprétation socio-politique est en revanche vouée à l’échec. Dead Slow Ahead nous laisse face à la force métaphysique du silence et du vide, en l’orchestrant jusqu’à créer sa symphonie de l’indicible.
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