Être seul, fumer et créer
Le 22 décembre 2016
Poignant parcours dans l’enfance et les années de formation de David Lynch, The Art Life nous dévoile l’âme d’un peintre qui s’est retrouvé dans le cinéma un peu par hasard. Porté par la poésie des souvenirs racontés, le documentaire explore l’apprentissage d’un regard, d’une vision du monde qui donneront naissance à un des plus grands génies du 7e art.
- Réalisateurs : Jon Nguyen - Rick Barnes - Olivia Neergaard-Holm
- Genre : Documentaire
- Nationalité : Américain
- Durée : 1h30mn
- Date de sortie : 15 février 2017
- Festival : Gérardmer 2017
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Résumé : Le film documentaire DAVID LYNCH : THE ART LIFE est un portrait inédit de l’un des cinéastes les plus énigmatiques de sa génération. De son enfance idyllique dans une petite ville d’Amérique aux rues sombres de Philadelphie, David Lynch nous entraîne dans un voyage intime rythmé par le récit hypnotique qu’il fait de ses jeunes années. En associant les œuvres plastiques et musicales de David Lynch à ses expériences marquantes, le film lève le voile sur les zones inexplorées d’un univers de création totale.
Notre avis : Situé entièrement dans son studio sur les collines d’Hollywood, David Lynch : The Art Life commence comme un documentaire étrangement conventionnel. La voix se lance dans un parcours biographique tout à fait logique et compréhensible. Pas de chaos, pas d’abstractions, pas de surréalisme. Juste l’intimité d’un homme enchaînant les clopes dans son atelier et passant un grand nombre d’heures à observer ses propres toiles. Les réalisateurs affirment ainsi leur volonté de mettre en avant non seulement le travail plastique de l’artiste mais aussi le processus et les réflexions liées à l’acte de création. Lynch devient narrateur de sa propre histoire mais celle ci bifurque vite vers la description de rêves et de visions puissantes qui ont marqué toute sa vie. Pour l’avoir déjà interviewé, on sait qu’il est toujours réticent à livrer trop de sa vie personnelle, préférant se cantonner à la description de visions, d’idées, de sons ou d’impressions. La grande force des réalisateurs a été de capter ce Lynch secret, pudique et terriblement touchant (le plan final vous fera couler une larme), celui là même qui stoppe un récit en plein milieu sur un certain Monsieur Smith car il sent qu’il est allé trop loin dans les révélations. Il existe toujours des endroits où la pudeur ne peut l’amener et cela ne le rend que plus attachant, alors que sa fille, toute jeune, parcourt l’atelier et écoute avec lui quelques unes de ses dernières compositions.
On en apprend néanmoins beaucoup durant cette heure et demie, tout d’abord sur une enfance heureuse et banlieusarde qui peut rappeler les premiers plans de Blue Velvet. Des parents aimants et encourageants, un frère et une sœur avec lesquels il s’entend bien, et plein de camarades avec qui il se livre à des jeux de boue qui l’enthousiasment. Pourtant déjà pointent quelques touches sombres : le souvenir de la guerre encore frais, le racisme, et même le nom de son premier meilleur ami, Dick Smith, semble être une contraction des tueurs immortalisés par le De sang froid de Truman Capote, Dick Hickock et Perry Smith. Cet aspect plus sombre va se matérialiser lorsqu’un soir une femme entièrement nue à la bouche ensanglantée s’avance vers lui avant de s’effondrer en larmes. Déjà, on retrouve ici le thème des pleurs et de la bouche grande ouverte qui hanteront toute l’œuvre à venir.
Les déplacements géographiques, dus au travail de son père dans le domaine de la recherche scientifique, vont aussi beaucoup nourrir l’imagination du jeune homme, de Missoula dans le Montana jusqu’à Boise en Idaho puis les décors plus déprimants et terrifiants de la Virginie Occidentale ("une nuit sans fin") et de Philadelphia. Installé devant un micro suspendu au plafond et fumant comme un pompier, Lynch explore alors tout ce qui l’a mené à la vie d’artiste, et ces endroits en font partie avec leurs habitants parfois un peu inquiétants. Il évoque une voisine qui se prend pour une poule (on pense de suite à la scène finale de Freaks et à tout l’érotisme monstrueux d’ Eraserhead), un bad trip sur l’autoroute causé par la marijuana pendant lequel il s’arrête sur la voie du milieu (l’obsession des routes qui dominera Sailor & Lula et Lost Highway), etc. Les anecdotes s’enchaînent, souvent très révélatrices et touchantes, comme quand sa mère refuse de lui offrir un cahier de coloriage car cela limiterait son imagination déjà très active, ou celle plus drôle d’un concert de Bob Dylan où il se casse en plein milieu, signant du même coup la fin de sa colocation avec Peter Wolf de J.Geils Band.
Après le passage par une adolescence plus turbulente (mauvaises fréquentations, alcool, esprit de rébellion et désintérêt de l’école), Lynch connaîtra plusieurs révélations, tout d’abord la rencontre du père d’un camarade, Bushnell Keeler, et d’un autre artiste peintre Jack Fisk. Par eux, il découvrira le bonheur de vies dédiées à l’art. Par la suite, ce sera la vision d’une de ses peintures en mouvement avec du son qui lui fera opter pour l’animation qu’il mêlera à des prises de vue réelles dans ses premiers courts métrages : The Alphabet (1968), The Grandmother (1970). Viendra ensuite un grand bouleversement dans sa vie : l’attribution d’une bourse de l’American Film Institute afin de réaliser son premier long métrage, ce qui donnera une des plus grandes œuvres filmées du XXe siècle, Eraserhead (1977), dont le tournage clôt ce périple confidentiel.
Si Jon Nguyen a pu obtenir une telle profondeur dans les révélations, c’est aussi car il connaît bien Lynch sur lequel il avait déjà réalisé Behind the Scenes (2005) à propos du tournage d’ Inland Empire puis Lynch en 2007. Les entretiens (environ vingt-cinq) ont été dirigés sur une période de trois ans. L’équipe retrouvait alors Lynch dans cet environnement de création pure, solitaire et avec des vêtements souvent identiques. Dans ces instants, l’artiste est totalement dans le présent, dans ces "idées" qu’il dit "colorées" parfois par des éléments du passé. On peut découvrir une reproduction de Jérôme Bosch mais l’influence principale reste le vécu et l’enthousiasme à partager ses recherches visuelles avec les autres. Lynch raconte alors cette anecdote tragicomique : son plaisir immense à montrer son lieu de travail à son père, là où il fait pourrir des fruits et collecte les oiseaux morts. Son père, incrédule et perplexe, lui répond alors : "Fils, il vaut mieux que tu ne fasses pas d’enfants" (manque de bol, un est déjà en route). Lynch restera très marqué par cet épisode décevant, qui se réitèrera quand sa famille, après qu’il ait vécu et travaillé depuis déjà quatre ans à l’élaboration d’ Eraserhead, lui conseillera d’abandonner ce projet qui, selon eux, n’aboutira jamais.
Avec le recul, on ne peut que mieux comprendre pourquoi Lynch reste tant attaché à ce premier film étonnamment autobiographique qu’il décrit comme "la plus belle chose de sa vie". Eraserhead ne parle-t-il pas d’un homme aliéné, abandonné de sa compagne (sa première femme avait demandé le divorce) et en charge d’une progéniture dont il ne sait que faire (les affres de la paternité), au sein d’un décor industriel et déprimant (Philadelphia) ? Afin de ne plus subir le monde et ne plus être qu’un personnage passif, Henry Spencer (Jack Nance) décide alors de se livrer au monde des rêves et de l’imagination afin de s’affirmer, quitte à devoir détruire ce réel qui le sclérose (le bébé en l’occurrence, symbole de la famille). Eraserhead, c’est quelque part le cheminement d’un homme qui choisit de se livrer totalement à l’art, ce qu’a fait David Lynch.
Au final, David Lynch : The Art Life est bien plus qu’un simple portrait d’artiste, car il y est question de tout ce qui nous rend humain : la passion, les accidents de parcours, les désenchantements qui rendent plus forts, les rencontres qui élèvent l’esprit, les images qui hantent et l’essence même du vivant. En juxtaposant la parole révélatrice de moments signifiants selon l’artiste, les images d’archives bon enfant (photographiques ou filmées) et les tableaux, parfois très sombres et torturés (certains nous ont fait penser à du Francis Bacon), se crée un nouveau niveau de lecture qui se fait bien plus complexe que le dispositif lui même. Lynch affirme aussi sa schizophrénie et son désir à ne pas conjuguer ses différentes vies. C’est là que les réalisateurs prouvent l’excellence de leur travail et leur profonde compréhension de l’œuvre. Un must pour tous les aficionados de Lynch et pour tous ceux qui sont attirés par le caractère fondamental de l’acte de création et de la poésie.
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