Danse macabre
Le 24 juin 2014
Un choc, profondément violent et provocant...
- Réalisateur : Katrin Gebbe
- Acteurs : Julius Feldmeier, Sascha Alexander Gersak, Annika Kuhl, Swantje Kohlhof
- Genre : Drame
- Nationalité : Allemand
- Durée : 1h50mn
- Titre original : Tore tanzt
- Date de sortie : 25 juin 2014
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La jeune cinéaste allemande Katrin Gebbe remet au goût du jour un cinéma mystique et complexe comme on n’en voit plus depuis des lustres et qui aime à poser des questions plus qu’à fournir les réponses. Une œuvre littéraire profondément violente et provocante, qui peut être vue comme une métaphore sur la création artistique.
L’argument : Le jeune Tore est à la recherche d’une nouvelle vie au sein d’un groupe religieux, des punks chrétiens appelés les “Jesus Freaks”. Au hasard de leurs déplacements, il fait la connaissance de Benno, en l’aidant à redémarrer sa voiture d’une manière quasi miraculeuse. Il emménage dans son jardin, sous une tente, et devient un membre de la famille. Mais Benno n’est pas l’être bon et généreux que Tore imaginait. Les humiliations et la violence qu’il lui fait bientôt subir vont mettre à l’épreuve la foi de Tore.
Notre avis : À peine âgée de trente ans, l’allemande Katrin Gebbe tape fort avec son premier film, dont nous préférons le titre originel, Tore tanzt, qui s’en réfère à la danse des morts, et nombreuses sont les scènes de danse à l’intérieur du métrage. Car ici, rien n’est laissé au hasard. Il s’agit d’un cinéma exigeant, littéraire et mystique, un cinéma comme on n’en voit plus. Lors de la projection du film à l’Étrange festival 2013, des noms comme Pasolini ou Bresson ont été évoqués. Et nous nous situons bien dans cette tradition, même si la réalisatrice cite plus volontiers les films de Lars Von Trier et Michael Haneke. Jouant délibérément de l’ambiguïté et des symboles, Aux mains des hommes est une œuvre perturbante, violente psychologiquement autant que physiquement, d’autant plus que le jeune protagoniste Tore (interprété brillamment par Julius Feldmeier) accepte les humiliations et les agressions dont il fait l’objet sans y répondre. La brutalité des comportements de sa famille d’accueil en devient d’autant plus insupportable. Pourtant, la réalisatrice-scénariste a atténué les faits réels qui lui ont servi d’inspiration. Comme souvent, la réalité était bien pire que la fiction.
© UFO Distribution
S’écartant totalement du cinéma sociologique ou du cinéma de divertissement, Aux mains des hommes secoue, il éveille des questions, propose de purs moments de poésie et chamboule aussi le spectateur. Ce n’est pas un film tendre et si les thèmes religieux sont majeurs (la foi, la religion, la grâce), ils sont abordés ici avec autant de rage que chez une auteure comme Flannery O’Connor, bien que Gebbe ne se dise pas croyante. L’influence principale reste le personnage du Prince Myshkin dans L’Idiot de Dostoïevski, un être qui ne veut faire que le bien. À la différence du fait divers d’origine, la cinéaste a contrebalancé l’aspect victimaire en donnant aussi une vraie force à son personnage, avec ses cheveux blonds, son air éthéré et son sourire imperturbable. Une sorte d’homme qui rit en mouvement perpétuel, un idéaliste. Le nom lui-même de "Tore" joue sur un double sens. Cela signifie le terme "idiot" en allemand mais cela fait aussi référence à un Dieu de la mythologie africaine, le Dieu des forêts. Le choix d’en faire un épileptique est lui aussi judicieux car ces crises s’apparenteraient presque à des visites de l’Esprit Sain, telles qu’on peut les voir dans les cérémonies fondamentalistes assez extrêmes du Sud des Etats-Unis, comme dans le chef-d’oeuvre documentaire de Peter Adair, Holy Ghost People (1967). Un état de transe où l’âme et le corps se perdent dans un au-delà indescriptible et impalpable que ce film a l’ambition de questionner.
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Divisé en trois parties, le film obéit à une structure implacable. On commence dans l’eau et on y revient à la fin, comme dans une narration circulaire, une spirale étourdissante où les éléments jouent eux-mêmes un personnage. La dimension allégorique est aussi portée par le choix de ne pas préciser le passé de Tore, qui du coup passe d’une famille par procuration (les Jesus Freaks) à une autre (celle de Benno). Dans tous les cas, la vision qui est donnée de la famille est plus celle d’un amas de névroses que d’une force stable et tranquille. La femme de Benno est terrifiante en particulier de par son désir malade de protéger sa famille, de s’y accrocher comme une bête sauvage, juste par peur de la perdre. Et malgré le sadisme criminel dont le couple fait preuve, ils échoueront tout de même là où Tore, lui, tire toute sa force. La famille apparaît comme un besoin nécessaire et destructeur. Les personnages en reviennent toujours à elle, malgré la douleur que cela entraîne. Elle devient aussi ce symbole inaccessible. Plus on veut la préserver, plus on la perd. Elle ne supporte aucune maîtrise. Elle peut être une dépendance, comme une drogue, ou une religion en soi. Malgré leur aspect exécrable de rednecks à la sauce bavaroise, les membres de la famille vivent une vraie tragédie. Ils portent tous des chaînes et Tore, en personnage-miroir, ne fait que les révéler. Le désir de contrôle du père échoue. La quête de perfection de la mère échoue tout autant. Gebbe parvient à effectuer un travail psychologique assez fin sans jamais tomber dans du cinéma psychologique.
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Quant à la caméra, elle semble elle même suivre la danse des personnages. Elle s’intègre totalement à la chorégraphie, très proche du dos de Tore comme si nous étions une présence à ses côtés. Elle touche au bout du compte au langage du fantastique, en contraste avec une réalité parfois sordide. Elle peut se faire légère comme le personnage, souvent inondé de lumière. Cette caméra, souvent portée à l’épaule, n’agit pas, elle reste là, présente. Est-elle le Christ qui regarde ? Joue-t-elle à intégrer le spectateur dans un processus poétique ? Le film tire sa richesse justement de ce mélange fluide entre un symbolisme presque irréel et une approche documentaire (la façon dont les Jesus Freaks sont dépeints ou le quotidien familial) et Gebbe impressionne par sa maîtrise de la mise en scène, impeccable de bout en bout.
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Au final, le mystère reste entier. Tore, cet illuminé qui revit la passion du Christ dans un contexte allemand contemporain, est-il un idéaliste ou un fou ? N’est-il pas là pour nous prouver que l’art est une profession de foi, un but à atteindre malgré les doutes et qui passe bien entendu par le sacrifice, en dehors de tout discours religieux. Le film excelle dans cette absence de manichéisme et il ne faut pas le limiter à un premier niveau de lecture trompeur : un Benno diabolique contre un Tore angélique. Le cinéma de Katrin Gebbe pose des questions et a compris que personne ne détient les réponses. Aux mains des hommes déstabilise et cela fait du bien de se retrouver face à ce qui est tout simplement une œuvre d’art.
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