Le vice de la caverne
Le 29 novembre 2017
Un monde de rites sexuels primitifs et de régénérescence alchimique où les visions performatives d’un Zulawski, d’un Pasolini ou d’un Gaspar Noé se teintent de couleurs psychédéliques.
- Réalisateur : Emilano Rocha Minter
- Acteurs : Noe Hernandez, Maria Evoli, Diego Gamaliel
- Genre : Épouvante-horreur
- Nationalité : Mexicain
- Editeur vidéo : Blaq Out
- Durée : 1h19mn
- Titre original : Tenemos la carne
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Sortie DVD et blu-ray : 17 octobre 2017
Résumé : Après avoir erré pendant des années dans une ville en ruine à la recherche de nourriture, un frère et une sœur se réfugient dans un des derniers bâtiments encore debout. À l’intérieur, ils trouvent un homme qui va leur faire une dangereuse proposition pour survivre au monde extérieur.
Notre avis : Transgressif et d’une beauté formelle étourdissante, We are the Flesh développe autant une analyse scandaleuse de l’âme mexicaine qu’un conte pour adultes provocateur jusqu’au grotesque, ravivant autant les allégories infernales de Brueghel l’Ancien que la philosophie cruelle du marquis de Sade. Uniquement projeté en France dans le cadre d’une poignée de festivals (Fifigrot, Étrange Festival, FEFFS), We are the Flesh a été une des grosses claques cinématographiques de l’année dernière même si le film n’a pas trouvé de distributeur salles dans l’hexagone. L’excellente collection Blaq Market permet enfin à un plus grand nombre de personnes de pouvoir découvrir ce premier film sauvage et inspiré. Le réalisateur, Emiliano Rocha Minter, est tout jeune (né en 1990), mais il a déjà derrière lui des courts métrages délirants et jouissifs qui laissaient présager un sacré potentiel - on retrouve d’ailleurs Dentro et l’excellent Videohome en bonus de ce combo BluRay/DVD. Sur une trame assez mince, il construit un film-trip surréaliste, viscéral et introspectif à la fois marqué par tout un tas de références (le cinéma transgressif des années 70 entre autres) mais aussi par un langage visuel personnel totalement hypnotique. Carlos Reygadas et Alejandro González Iñárritu n’ont d’ailleurs pas caché leur enthousiasme face à cette nouvelle voix du cinéma mexicain.
Alors bien sûr, We are the Flesh n’est pas un film à montrer à tout le monde. On y voit des scènes d’inceste, de cannibalisme, de nécrophilie, de viol, d’éjaculation ou de fellation plutôt explicites ou carrément pornographiques. L’inquiétant ermite Mariano (Noé Hernández), mi-clochard mi-gourou, mène les jeunes frère et sœur, Lucio (Diego Gamaliel) et Fauna (Maria Evoli), dans une orgie (au sens littéral d’ailleurs) de vices et d’interdits au sein de ce bâtiment souterrain transformé en grotte. La structure elle même qu’il leur fait construire, sorte de matrice, amène clairement le film du côté du métaphorique et du fantastique. L’imaginaire peut laisser libre cours à ses pulsions les plus refoulées. Entre abstraction et physicalité absolue, We are the Flesh se fiche des contraintes de la narration pour travailler la forme, et c’est là que le film fascine, car si les actes perpétrés sont abjects, la photographie et la mise en scène sont sublimes. On y retrouverait presque la dimension magique et hallucinée du Kenneth Anger de la grande époque. L’œuvre joue aussi des symboles et de concepts philosophiques : mythe de la caverne, idée de la chute, régénération, allégorie, intériorité, passage de l’obscurité à la lumière. Le caractère très mexicain de ce récit post-apocalyptique (airs patriotiques à l’appui) a même suscité des interprétations plus politico-sociales que le réalisateur lui même ne semble pas certain de maîtriser (l’effondrement des valeurs et la corruption de l’âme mexicaine ? la pauvreté et les extrêmes auxquels elle peut pousser ?) car ce qu’il a cherché ici, c’est à l’évidence de provoquer des réactions chez le spectateur, allant du dégoût à la fascination. Les fantasmes les plus sordides se matérialisent sur l’écran comme dans un besoin de faire émerger le refoulé, et tout cela par le biais d’un cinéma lui même très libre.
Cauchemar enfiévré ou évocation d’un Enfer où Eros et Thanatos s’en donnent à cœur joie, We are the Flesh a été considéré comme un film d’horreur par défaut. Bien sûr les actes perpétrés sont infâmes, bien sûr il y a du sang (et tout un tas d’autres fluides corporels) ; mais l’ensemble se révèle plus grotesque que vraiment terrifiant. Il y a presque une jubilation excessive, un côté punk rentre-dedans et grand-guignolesque, souligné aussi par un travail sur le son qui n’a pas peur de bousculer le spectateur et de flirter avec le saugrenu. C’est sûrement la performance habitée de Noé Hernández, philosophe des bas-fonds complètement cinglé, qui peut susciter l’effroi. Ce dernier ferait même passer Jack Nicholson dans Shining pour un gentil clown inoffensif. Il est aussi question d’alchimie ici et de rites : la grotte prend vie de par les actes sexuels et sacrificiels qui sont perpétrés. We are the Flesh est au final plus à voir comme une œuvre "magique" (ou "magick" plutôt) et plastique où l’on se délecte du travail sur les couleurs (l’orange, le jaune, le bleu), sur les formes, sur les mouvements de caméra et où les comédiens peuvent aller tester leurs propres limites. Un film difficile donc mais qui, derrière les extrémités représentées, cache une œuvre d’art énergique et pleine de vie.
Le DVD/BluRay
Les suppléments
Même si l’objet bénéficie d’interviews avec les trois acteurs principaux du film et le réalisateur, il faut avouer que ce qu’ils ont à dire n’apporte pas forcément grand chose au film. On retiendra que Minter parle de "magie" en permanence ou qu’il s’est beaucoup inspiré des écrits de Georges Bataille, mais tout cela était déjà évident dans le film. En revanche, les deux courts métrages, Dentro (2013) et Videohome (2014), sont tout à fait passionnants. Dans le premier, nous assistons à la fabrication d’une structure à base de branches d’arbre qui rappelle fortement la grotte-cocon de We are the Flesh alors que l’image se fait de plus en plus granuleuse. Le second est carrément une symphonie au rythme éminemment sexuel avec des compositions de cadre déjà très belles. On y voit un gars qui trafique le son avec sa platine vinyle, un autre qui fait l’amour à un fauteuil, un qui joue de la guitare avec un marteau, un autre qui tire la peau de sa verge, mais aussi un chien qui s’agite derrière un grillage ou des gouttes d’eau qui tombent sur la vaisselle. Tous ces personnages semblent se livrer à des exercices absurdes, de la dépense inutile et de la pure énergie jusqu’à l’épuisement total. Ils finissent tous nus et vidés. Et nous on en redemande car ce court est tout simplement enthousiasmant.
Très belle édition, superbe image en format 1.85, ambiance sonore impeccable. Rien à redire.
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