Rêveries picturales
Le 6 février 2017
Atmosphérique et porté par un ballet de couleurs éclatantes et de toute beauté, le cinéma d’animation de Suzan Pitt nous balade de rêve en rêve, comme dans un flot hypnotique où se croisent le spleen et la rédemption, l’absurde et le sublime. Une célébration permanente et inventive de la vie et de l’acte créatif.
- Réalisateur : Suzan Pitt
- Genre : Animation, Expérimental
- Nationalité : Américain
- Editeur vidéo : RE:VOIR
- Durée : 1h25mn
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- Sortie DVD : 15 mars 2017
Résumé : Une plongée dans l’univers onirique de Suzan Pitt au travers de cinq de ses films d’animation les plus emblématiques.
Notre avis : Les films d’animation de Suzan Pitt restent trop peu connus et c’est bien dommage. Espérons que ce DVD comprenant cinq films, un documentaire et un livret 12 pages bilingue pourra apporter un peu plus de lumière sur cette artiste exigeante, perfectionniste et hors du commun. De tous ses courts métrages, c’est sûrement Asparagus (1979) qui demeure le plus fameux, notamment du fait qu’il fut programmé en double programme avec Eraserhead de David Lynch dans le circuit des Midnight Movies. L’alliance des deux films n’était pas anodine car les deux présentent ce qu’on pourrait appeler de la peinture filmée où la musique joue un rôle essentiel. Ils obéissent également à une logique du rêve et à une symbolique sexuelle et psychanalytique qui peuvent amener à toutes formes d’interprétations. Les liens avec le surréalisme sont aussi évidents. Les deux films ont également obtenu le soutien de l’American Film Institute et ont pris quatre années à être achevés.
Tout comme Lynch, Pitt avait, cela dit, tourné une bonne poignée de courts métrages avant Asparagus. Son background est celui d’une peintre et c’est au début des années 1970 qu’elle découvre l’univers de l’animation. Comme elle l’explique dans le documentaire Persistence of Vision (2006), c’était comme si ses peintures avaient un passé et un avenir et elle a souhaité à un moment exprimer ce passage du temps à travers les images animées. Asparagus est, en ce sens, un très bon exemple de son travail. Mêlant décors d’appartement, urbains et visions fantasmatiques où le monde naturel se déploie en couleurs vives, le film développe une fluidité où chaque image donne naissance à la suivante. Des fenêtres s’ouvrent sur des mondes imaginaires et la narrativité est mise de côté pour se plier à la logique du rêve. De loin, son film le plus délibérément jungien et sexuel, Aspargus multiplie les références érotiques : une héroïne limitée à une bouche et un anus, fellation et masturbation d’asperges, serpent phallique qui se resserre autour d’une jambe féminine, etc. Les formes changent en permanence, les proportions sont chamboulées et les visuels se font de plus en plus hallucinés. Autres éléments caractéristiques du travail de Suzan Pitt : l’importance apportée à la musique - ici un mélange de compositions cosmiques de Richard Teitelbaum mêlées au free jazz de Steve Lacy -, le goût pour des scènes absurdes et étranges et aussi le désir d’expérimenter différentes techniques d’animation au sein du même métrage - dans la scène de théâtre par exemple où l’héroïne dessinée se mêle à des personnages en pâte à modeler. On sent tout au long de ce poème visuel un discours sur le théâtre, la fantaisie et l’acte créatif, notamment de par le fait que la protagoniste porte un masque dès qu’elle sort de chez elle ou de par le motif du miroir ou de la vitre. Chacun peut se créer son interprétation et c’est ce qui en fait une œuvre indéniablement puissante.
Si les détails sont déjà très denses dans Asparagus, que dire du film suivant, Joy Street (1995) qui prendra plusieurs années avant d’être finalisé. L’ambiance y est aussi hypnotique, mais plus mélancolique, traitant ouvertement de la dépression et du suicide. Toujours au son d’une bande originale mêlant sonorités jazz et musique ambient/drone, nous sommes les témoins d’une femme seule, triste, au bout du rouleau. Elle essaie d’appeler des gens au téléphone mais personne ne lui répond. Elle boit, elle fume, mais rien ne lui redonne la joie de vivre. Pourtant, une souris imbriquée dans un cendrier va s’animer et tout va alors devenir délirant. Objets, plantes, animaux se fondent pour créer de nouvelles formes. La chanson "What a Wonderful World" est diffusée sur les ondes. Et afin de ranimer le cadavre de la jeune femme, la souris - à présent devenue géante - va convier dans cet environnement urbain tout un imaginaire sauvage lié aux forêts tropicales. Sauterelles, serpents, singes, grenouilles, moustiques, lianes et nénuphars exercent alors leur chorégraphie de retour à la vie, et le personnage va renaître pour connaître la rédemption et un bonheur de vivre qui avait disparu. Là encore, Pitt fait preuve de beaucoup d’imagination. Elle utilise des vraies photographies pour dépeindre la ville et elle est partie vivre dans les jungles du Guatemala et du Mexique afin de rendre ses peintures les plus vivantes possibles. Le résultat est fascinant, riche et encore une fois l’artiste nous offre une belle ode à la vie.
La thématique spirituelle sera développée encore plus dans le film suivant, El Doctor (2006), peut-être son projet le plus ambitieux à ce jour - avec de nombreux personnages - et son premier film parlant, basé sur un scénario écrit par le fils de l’artiste, Blue Kraning. Les techniques s’y mêlent, notamment des images superbes produites à partir de sable recueilli sur une plage de l’Oregon. L’influence de la culture mexicaine y est plus prégnante que jamais. Un vieux docteur au cœur fragile se noie dans l’alcool et rêve à l’amour avec une femme-cheval Caballita. Il est en fin de course, mais en invoquant Santa Esmeralda, la Sainte du Vide, il va devenir le témoin de nombreux miracles : des plantes qui poussent sur le corps d’un enfant, une femme qui accouche d’une centaine de créatures diverses et variées, etc. Comme dans Joy Street, vie et mort se confrontent (et certaines images de cadavres sont assez glaçantes) pour au final prouver que l’existence est pleine de beauté, même quand on est vieux, décrépi et que l’on pense être arrivé au bout du chemin.
Visitation (2012), inspiré par les écrits de H.P. Lovecraft, explore un univers plus sombre, gothique et romantique noir, s’appuyant sur une élégie pour violoncelle et piano de Jules Massenet. Des images de torture médiévale et d’abattoirs se fondent dans un noir et blanc hanté. Pitt avoue que ce film lui a été inspiré alors qu’elle vivait dans une cabane dans les bois du Michigan et qu’elle entendait les râles des loups à l’extérieur. Pinball (2013) est une autre expérimentation sur format plus court - tout juste sept minutes. Ici, Pitt reprend la partition de George Antheil pour le Ballet mécanique et s’essaie à quelque chose de bien plus abstrait, jouant sur la vitesse et le mouvement. On reconnaît le style de ses peintures mais cette fois projetées de façon très saccadée, à déconseiller aux épileptiques.
À travers ces cinq films, on découvre ainsi des facettes variées de Suzan Pitt mais émerge aussi la notion d’une œuvre avec ses obsessions, ses désirs d’expérimentations, ses thématiques et l’idée d’un cinéma où le son, le mouvement et les couleurs se mêlent pour nous faire entrer un monde parallèle dans lequel le nôtre se reflète. Certains ont pu évoquer des noms comme Jérôme Bosch, Max Beckmann, Dorothea Tanning, voire Frida Kahlo quant à l’étrange petit monde de Suzan Pitt. Pourtant, rien n’y ressemble vraiment et c’est pour cela qu’il est bon de s’y plonger dedans.
Crédits photos : RE:VOIR
Le DVD
Asparagus (1979) 18 min.
Joy Street (1995) 29 min.
El Doctor (2006) 29 min.
Visitation (2012) 11 min.
Pinball (2013) 7 min.
Les suppléments
En plus du livret 12 pages qui comprend un texte présentatif bilingue d’Alfred Eaker, on trouve un très éclairant documentaire de 2006, Persistence of Vision par Blue et Laura Kraning. On y voit Suzan Pitt au travail. Elle revient sur son parcours, son approche du cinéma d’animation et ses films importants. Mais c’est surtout quand elle parle de son rapport au Mexique que cela devient passionnant, avec des images qu’elle a tournées elle même là bas. On apprend qu’elle a étudié l’artiste illustrateur Posada et elle révèle aussi certaines des techniques très singulières qu’elle a développées dans ses films. Les autres intervenants sont rares, mais l’animateur de sable Ben Zelkowicz apporte aussi des commentaires éclairants.
Image & Son
Les films et le documentaire sont disponibles en VO sous-titrées en français à l’exception de Visitation où la voix off n’a pas été traduite. Le son, la musique - primordiale chez Pitt - et le travail visuel sur les couleurs - avec une image en format 4:3 - nous sont révélés dans un rendu impeccable, d’autant plus que la bobine d’ Asparagus ne date pas d’hier. Une édition donc fort recommandable, même si au final on a envie de découvrir certains des premiers travaux de l’artiste comme Crocus (1971) ou Jefferson Circus Songs (1973).
https://vimeo.com/200816385
Galerie Photos
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