Le 12 décembre 2018
Oscillant sans cesse entre comédie, satire et anticipation, ce nouvel uppercut d’un cinéma indépendant afro-américain à la face d’une société trop blanche et méprisante réjouit en même temps qu’elle inquiète, comme seuls les grands films peuvent le faire.
- Acteurs : Armie Hammer, Tessa Thompson, Lakeith Stanfield
- Genre : Comédie, Science-fiction
- Nationalité : Américain
- Distributeur : Universal Pictures France
- Durée : 1h45mn
- Âge : Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs
- Date de sortie : 30 janvier 2019
Résumé : Après avoir décroché un boulot de vendeur en télémarketing, Cassius Green bascule dans un univers macabre en découvrant une méthode magique pour gagner beaucoup d’argent. Tandis que sa carrière décolle, ses amis et collègues se mobilisent contre l’exploitation dont ils s’estiment victimes au sein de l’entreprise. Mais Cassius se laisse fasciner par son patron cocaïnomane qui lui propose un salaire au-delà de ses espérances les plus folles…
Notre avis : Nous avons bien failli ne jamais le découvrir en salle. S’il fut un succès surprise aux États-Unis, après avoir créé la sensation au festival de Sundance, en Europe les distributeurs ne se bousculèrent pas vraiment pour sortir le film, avec l’incroyable argument que le casting serait trop afro-américain pour conquérir ces marchés. Alors que l’on se souvient encore des passages en salle de films comme Moonlight, 12 Years a Slave, Get Out, BlacKkKlansman et évidemment le blockbuster Black Panther, l’argument a de quoi désespérer.
Tandis que l’on pensait le film condamné à une diffusion sur Netflix, le film est parvenu à trouver un distributeur dans nos contrées et sort donc le 30 janvier 2019 au cinéma.
Premier long métrage du rappeur Boots Riley, chanteur principal du groupe de hip-hop The Coup, Sorry to bother you est un film politique, en ce sens qu’il met en scène de grands problèmes de sociétés, pointe des responsables, et invite à réfléchir aux solutions. Il y parvient par la satire, un langage qui permet la métaphore pour mieux embrasser ces problèmes sans passer par des discours lénifiants, comme cela peut souvent être le cas dans un cinéma plus sérieusement militant.
Pour autant, son discours ne s’en trouve pas aseptisé. C’est la grande force d’un scénario qui retranscrit une colère palpable, mais choisit de la tourner vers le rire, le ridicule des situations.
Mais la peinture qu’il fait de cette Amérique n’en est pas moins inquiétante.
- © 2019 Universal Pictures. Tous droits réservés.
À commencer par son personnage, Cassius Green, qu’incarne Lakeith Stanfield, déjà vu dans Get Out et la série Atlanta. Chômeur qui ne parvient plus à payer son loyer à son oncle propriétaire (l’incontournable Terry Crews), il parvient à décrocher un poste de vendeur dans une société de télémarketing. S’il ne s’en sort pas très bien au départ, puisque la classe moyenne blanche n’hésite pas à lui raccrocher au nez à peine une parole prononcée, il bénéficie de l’aide du doyen des salariés, incarné par un Danny Glover en forme, dans une séquence hilarante où ce dernier lui conseille l’adoption au téléphone de sa « voix de Blanc ». Alors, c’est l’ascenseur social, les ventes se multiplient et très vite, il a droit au titre de « super vendeur », qui lui ouvre une opportunité alléchante à l’étage du dessus. Et, entre ses collègues réunis autour de revendications dans une grève contre leur employeur, et cette proposition qui lui promet confort matériel et niveau de vie supérieur, Cassius n’hésite pas bien longtemps.
Il y a donc l’idée, tout d’abord, qu’un individu ne peut se réaliser dans cette société que s’il arrive à rentrer dans le moule confectionné par la classe dominante. Même en tant que Noir, l’individu doit correspondre à certains stéréotypes qui lui permettront d’être "reconnu" par ses interlocuteurs, ce que montrent ces séquences en pleine fête chez le riche patron d’une multinationale, où il lui est demandé de raconter sa vie de gangsta (qui n’existe pas) et de faire une démonstration de rap (qu’il ne sait pas faire).
Mais le film pointe aussi l’individualisme, qui empêche bien souvent le collectif d’améliorer sa condition. Ainsi, Cassius Green n’est donc pas un modèle de vertu, il cède aux sirènes du capitalisme parce qu’il pense qu’il vaut mieux jouer le jeu qu’on lui impose, plutôt que de s’engager dans une lutte bien incertaine.
Dans sa manière de brasser tous ces concepts au sein d’une œuvre souvent réjouissante, parfois hilarante, Sorry to bother you fait preuve d’une grande intelligence. Il comprend les problèmes actuels du monde en mettant en scène leur caricature, pour mieux exprimer son point de vue. À l’image d’Armie Hammer qui interprète le PDG d’une multinationale « innovante », nouvel avatar d’un Tim Cook ou Mark Zuckerberg sous acide (ou plutôt sous cocaïne), qui fait travailler ses salariés dans de grands centres dont ils ne sortent jamais, avec dortoirs et réfectoires intégrés, à l’image de l’usine Foxconn, célèbre pour produire les iPhones d’Apple.
Boots Riley pointe alors quelque chose qui commence à se voir mais que l’on a du mal encore à pointer du doigt : un esclavagisme qui s’est adapté à l’ère moderne, un capitalisme 2.0 qui asservit toujours plus les populations sur le dos desquelles il s’enrichit.
- © 2019 Universal Pictures. Tous droits réservés.
La dernière partie du film va même un peu plus loin en anticipant l’humain « augmenté », dans un but, toujours, de rentabilité maximale, mais toujours sur ce ton particulier qui oscille entre la satire et l’inquiétant, car le film, malgré les rires, s’insinue profondément dans l’esprit pour quiconque comprend le monde dans lequel il vit.
Une réussite, un film brillant, rythmé par l’excellente musique du groupe de Boots Riley, qui justement en 2012 avait sorti un album intitulé… Sorry to bother you. Une histoire qui lui tenait donc à cœur, et pour laquelle il s’est battu, aux États-Unis comme ailleurs.
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Métisse54 19 mars 2019
Sorry to bother you - la critique du film
Bonjour,
J’ai vu ce film hier et je le trouve remarquable. C’est une grande réussite.
Je suis d’accord avec votre critique.
Le film est d’abord original sur la forme (utilisation de certains effets visuels) et également sur l’utilisation de la satyre jusqu’au délire le plus total.
Sur le fond, il est très riche car il évoque beaucoup de questions sociétales et amène à y réfléchir.
Il est effrayant, en ce qu’il révèle malheureusement de la réalité, plutôt étasunienne en ce qui concerne la thématique du racisme et de la tentation d’être assimilé à tout prix dans un monde blanc, mais plus générale s’agissant des conditions de travail.
Point commun, avec "Get Out" : l’utilisation de la science fiction pour dénoncer.
Heureusement, que ce film a pu sortir en France !
François Roque 27 juillet 2019
Sorry to bother you - la critique du film
Séance rattrapage dvd hier soir. Si par moment l’interprétation et la réalisation faiblissent, l’ambiance générale assez déroutante, et les "délires" finaux employés pour appuyer le propos politique donnent à ce film un cachet exceptionnel, surtout pour une première réalisation truffée de clins d’œils (Michel Gondry, fallait oser !). Dans les bonus du dvd un entretien du réalisateur éclairant sur son process de travail…