Le miracle des cycles
Le 25 juin 2014
Plus qu’un espoir du cinéma italien, Michelangelo Frammartino s’affirme comme un espoir pour le cinéma mondial. Ni fiction, ni documentaire, Le Quattro Volte ouvre une parenthèse poétique et naturaliste sur notre monde, qu’il réenchante avec les artifices les plus simples. Immanquable.
- Réalisateur : Michelangelo Frammartino
- Acteur : Giuseppe Fuda
- Genre : Documentaire, Fantastique, Poème
- Nationalité : Allemand, Italien, Suisse
- Durée : 1h28mn
- Date de sortie : 29 décembre 2010
- Festival : Festival de Cannes 2010
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Plus qu’un espoir du cinéma italien, Michelangelo Frammartino s’affirme comme un espoir pour le cinéma mondial. Ni fiction, ni documentaire, Le Quattro Volte ouvre une parenthèse poétique et naturaliste sur notre monde, qu’il réenchante avec les artifices les plus simples. Immanquable.
L’argument : En Calabre la nature ne connait pas de hiérarchie. Tout être possède une âme. Pour s’en convaincre, il suffit de croiser le regard d’une bête, d’entendre le son de la charbonnière, qui est comme une voix, ou bien d’observer le flottement du sapin battu par le vent, qui appelle tout le monde à se grouper.
Notre avis : Michelangelo Frammartino s’est illustré il y a six ans avec Il dono, documentaire sur la Calabre de son enfance. Pour tous les spectateurs qui ont eu (et auront encore) la chance de découvrir son dernier né, ce cinéaste de quarante-deux ans risque bien de prendre une toute autre envergure. Sorte d’héritier hybride du néo-réalisme, Frammartino entretient un rapport au réel plus frontal et radical que ses illustres aînés. S’il ne quitte pas les campagnes fertiles, hors du temps du Sud de l’Italie, Le Quattro volte présente un dispositif encore plus singulier que son film précédent, proche du docu tout en empruntant quelques voies de fiction (le personnage principal, par exemple, est sans aucun doute interprété par un comédien), flirtant parfois avec l’installation d’art contemporain. L’œuvre résiste aux étiquettes et s’offre plutôt comme une méditation, à la fois limpide et profonde, sur la vie, la Nature et leurs cycles. Le Quattro volte assume sa naïveté, puisant sa source dans des superstitions aussi anciennes que l’animisme ou la réincarnation, sans aucune distance ironique. Le plus simplement du monde, le réalisateur capte l’univers qui l’entoure (un hameau d’un autre âge perdu dans les montagnes) avec l’œil tendre et attentif d’un esthète du quotidien : pendant une petite heure trente, nous suivrons les jours d’un vieux berger malade, puis les premiers pas hésitants de ses chevreaux, avant d’échouer au pied d’un grand sapin, en voie d’extinction et de recomposition. Les "quatre temps" du titre, comme la quadrature d’un cercle, avec comme fil rouge possible (mais sans que le film se réduise à cela), les pérégrinations d’une même âme qui se transmet, tel un souffle de vie, entre règnes animal, végétal et minéral.
Dit comme ça, Le Quattro Volte en rebutera plus d’un, tant pour sa non-histoire que pour son dispositif : dépouillé, souvent en plan fixe, sans musique et sans dialogues, il ne manque pas d’âpreté a priori. Frammartino a beau être un formaliste, son long-métrage n’ennuie pas une seconde cependant ; loin de la sécheresse annoncée, il se révèle d’une poésie et d’une richesse infinies. Rien à voir ici avec une vanité poseuse (ou une pose vaniteuse, c’est selon) car les séquences-tableaux, contemplatives, répétitives, forment in fine un ensemble d’une extrême cohérence. Le cinéaste compose son œuvre comme on tisse une toile : avec patience, avec soin (les cadres sont précis, finement ouvragés), et sans rien laisser au hasard. D’apparence épurés (pour ne pas dire vides), ses plans fourmillent en réalité de détails qui auront leur importance : une pierre qu’on cale sous la roue d’une voiture, un seau métallique posé sur une table, quelques morceaux de charbon entreposés dans une chaudière... Chaque image a son motif secret, profond, et révèle toute sa portée à son heure, que ce soit dans l’instant ou dans la suite de la "tapisserie". Le plan-conclusion, émouvant au possible, en reste la meilleure illustration, sonnant comme une superbe récompense pour tout spectateur un tant soit peu ouvert au voyage. Au travail formel s’ajoute un travail sonore sophistiqué (mais pas appuyé) qui établit des ponts intimes entre les éléments, construisant littéralement un système d’échos : coups de pelle contre un fumier et coups de marteau sur un cercueil se répondent, annonçant les passages invisibles entre mort et (re)naissance.
Dans sa méditation sur les cycles des saisons et de la vie, le film menace lui aussi d’être "trop" cyclique, enfermé dans ses propres artifices (ses postures rappellent d’ailleurs les tableaux burlesques, sur-composés, du cinéaste palestinien d’Elia Suleiman). Mais la réponse de Frammartino est déjà prête : chez lui, le "cycle" n’est pas seulement affaire de répétition du même, mais aussi de révolution de système. Il arrive parfois qu’un événement brise la ligne trop droite de cette Quattro volte, et c’est alors tout le film qui s’échappe de ses carcans, comme les chèvres de leur enclos : lors d’un plan-séquence central, morceau de bravoure mémorable et hilarant, un chien farceur provoque une mini-apocalypse au sein d’une fête populaire, sans s’en rendre compte, renversant ainsi toutes les valeurs précédemment établies. La caméra se met alors (significativement) en mouvement, composant un instant de grâce libre comme l’air, à la précision comique digne des meilleurs films muets (on pense notamment à Buster Keaton). C’est précisément à ce moment du "récit" qu’intervient la première transition cyclique, d’un état à un autre (de l’humain à l’animal) ; on comprend alors que la continuité du cycle se fait, aussi, au prix de plusieurs sauts de cycle. Pas d’harmonie sans renouvellement, nous dit-on ici, et Le Quattro volte n’a pas fini de nous ménager des surprises. De la même manière, les dernières minutes du film se déroulent dans un fumoir à bois, une fabrique de charbon, exactement comme en son début... sans qu’il soit possible de déterminer si ce sont, oui ou non, le "même" fumoir et le "même" bois.
Face à la simplicité (enfantine) et à la majesté (absolue) de ce cinéma-là, on comprend mieux pourquoi Frammartino n’a plus besoin de s’embarrasser d’effets de manche. Le bêlement d’un animal perdu dans un ravin parviendrait presque à nous tirer des larmes, et un seul cut de montage (de l’enterrement du vieillard à la naissance du chevreau) suffit à donner corps au mythe complexe de la transmigration des âmes. Gaspar Noé, revenu du bibendum Enter the void (sur des thèmes similaires), devrait en prendre de la graine... Économie narrative, économie formelle, Le Quattro Volte présente aussi une autre forme d’économie, celle de ce village paisible de Calabre où tout se recycle, tout se troque et tout se transforme, jusqu’à la poussière qu’on balaie dans les églises. Modèle idéal et naturel de l’échange, loin de nos sociétés de sur-consommation ? C’est une piste éventuelle lancée par le film (rappelons que le précédent Frammartino s’appelait Il dono, le "Don"), à la limite une raison supplémentaire de l’aimer. Mais son essence profonde se passe de discours, elle chasse sur d’autres terrains, de moins en moins arpentés de nos jours : les terrains de la philosophie et de la poésie. Frammartino sait faire jaillir le merveilleux de la banalité même, le comique du trivial (un chien qui va chercher les cailloux qu’on lui jette, un ouvrier qui a oublié de relever son pantalon). La formule est toute trouvée, bien qu’elle ne se réduise justement pas à une "formule" : Le Quattro volte donne une âme à toute chose. Pour exemple, son "casting" animal inouï ; comment expliquer qu’on soit ainsi captivé devant une bande de chevreaux qui se disputent un parpaing, si le film n’a pas réussi, au préalable, à faire de ces chevreaux de véritables personnages de cinéma ? Pour parvenir à de tels tours de force tranquille, il n’a pas suffi à Frammartino de poser sa caméra n’importe où, ou de storyboarder tous ses cadres à l’excès (reproches que certains ne manqueront pas de lui faire). Il est évident qu’un souffle passe ici, un souffle esthétique, mystique et indéfinissable, parfaitement symbolisé par cette fumée du charbon de bois qui recouvre et embaume les forêts calabraises - et qui donne au long-métrage ses dernières images, sublimes.
Dans son traitement d’une Nature toute-puissante rendue à ses vieux mythes, Le Quattro volte rappelle évidemment Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, le chef-d’œuvre palmé d’Apichatpong Weerasethakul, sorti quelques mois avant lui dans les salles françaises. Les deux cinéastes, d’horizons pour le moins différents (l’un est thaïlandais, l’autre italien), partagent un même goût pour la fable archaïque et ses puissances simples. Loin des civilisations, leurs œuvres sont pourtant ancrées dans la modernité, voire dans une esthétique quasiment avant-gardiste (les cinéphiles avertis, et autres amoureux d’expériences sensorielles, penseront sans doute à Bela Tarr). Mais si les deux films sont aussi merveilleux l’un que l’autre, Le Quattro Volte devrait être moins incompris : sa poésie, limpide, peut s’apprécier à tout âge et selon toute humeur. En donnant corps à ses fantômes, Weerasethakul versait dans un onirisme très personnel et exacerbé, au risque d’être hermétique. Le naturalisme enchanté de Frammartino est plus universel, il laisse ses paysages respirer d’eux-mêmes, garder leur mystère autant que leur familiarité. Le Quattro volte, pourtant présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes 2010, est passé totalement inaperçu à sa sortie (trois fois hélas), tout comme Oncle Boonmee n’aurait sans doute jamais trouvé son public s’il n’avait pas obtenu la Palme d’Or en 2010. Moralité : qu’attendent donc les festivals et les festivaliers du monde, pour sacrer plus régulièrement ce genre de pierres précieuses ?
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