La Furie du désir
Le 30 décembre 2015
Où Imamura transcendait la Nikkatsu pour créer un réquisitoire expérimental sur fond de révolution sexuelle et de bouleversement économique d’après-guerre. Époustouflant.
- Réalisateur : Shohei Imamura
- Acteurs : Sumiko Sakamoto, Shôichi Ozawa, Keiko Sagawa
- Genre : Noir et blanc
- Nationalité : Japonais
- Distributeur : Mary-X Distribution
- Editeur vidéo : Elephant Films
- Durée : 2h02mn
- Reprise: 31 octobre 2018
- Titre original : Erogotoshi-tachi yori: Jinruigaku nyumon
- Date de sortie : 12 mars 1966
L'a vu
Veut le voir
– Sortie en version restaurée : 31 octobre 2018
Résumé : Le récit relate l’histoire d’un réalisateur de film pornographique, M. Ogata, dont l’activité est menacée par les voleurs, le gouvernement, et par sa propre famille. Le long métrage s’apparente à une satire comique noire, passant au crible les dessous du miracle économique après-guerre japonais, et radiographiant dans le même temps la trajectoire des réalisateurs de films pornographiques et le phénomène des petits gangsters à Osaka. Il s’agit d’un des films les plus connus d’Imamura, adapté d’un roman d’Akiyuki Nosaka ("La Tombe des lucioles").
Notre avis : "Les orgies sont la voie de la liberté. Sans moi, les gens souffriraient", dit Ogata, le pornographe du titre. En l’espace de quelques années, le Japon a été ébranlé par un soudain renversement économique. Dans le sillage des Jeux Olympiques de 1964 et l’inauguration du Shinkansen, se dessine une petite révolution culturelle. Là où Imamura donnait à voir "les services" proposés aux soldats américains durant la période d’occupation dans Cochons et Cuirassés, il illustre cette fois dans Le Pornographe l’avènement d’une nouvelle classe fortunée désirant jouir sans entrave. M. Ogata en est convaincu : le fait de réaliser des films pornographiques amateurs et de diffuser des photos érotiques sous le manteau est une manière nouvelle de renforcer la démocratie japonaise émergente. Le temps est venu selon lui pour le tout-venant de réaliser ses fantasmes, dans un élan cathartique rédempteur. Mais ce climat licencieux n’est pas aussi idéal qu’Ogata le conçoit, et l’immoralité guette. En découle un espace filmique volontairement souillé pour représenter la contamination de l’ensemble du corps social. Et pour cause : chaque plan ou presque place systématiquement le spectateur en position de voyeur, glanant avec Ogata le moindre indice de nudité. Tandis que les protagonistes apparaissent continuellement derrière des montants de fenêtres, des grilles, des vitrines ou encore des aquariums, comme s’il s’agissait de symboliser leur isolement et l’emprise de leur concupiscence inassouvie.
Mais outre cette dimension quelque peu fataliste - sorte de réquisitoire contre le genre humain -, Imamura introduit également dans Le Pornographe une critique acerbe de la gente masculine. Non pas que le cinéaste se montre sentencieux et se risque ici à un jugement moral pour réprimander leurs désirs. Mais chaque fois qu’un plan d’ensemble met en scène au sein d’un même cadre hommes et femmes, ces dernières sont toujours ostracisées ou au mieux reléguées au rang d’objet. Il y a cet instant où le cadre se retrouve scindé avec dans la moitié droite un open space en coupe empli de femmes dactylographiant des documents sous la houlette d’un homme errant, et dans la partie gauche exclusivement des hommes - tous des supérieurs hiérarchiques - plaisantant dans le bureau de la direction adjacent. Ou cet autre représentant un restaurant filmé depuis l’extérieur où les hommes, en surnombre, semblent vampiriser les deux seules femmes de la salle, comme si celles-ci étaient aussi au menu. Bien que cette particularité soit une manière pour Imamura de procéder à un état des lieux du Japon de l’époque, son dispositif semble trop récurrent pour être ignoré. En cela, le réalisateur japonais aux deux Palmes d’or fait preuve d’une modernité sidérante. D’autant plus que celui-ci poursuit cette métaphore filée jusqu’au point de non-retour, lorsqu’Ogata concrétise son idéal de femme objet via la construction d’une poupée sexuelle. "Une machine ne trompe jamais", assène-t-il. Visionnaire, Imamura comprend dès 1966 les effets futurs du capitalisme sur la société japonaise, préfigurant l’arrivée d’un nouveau fantasme oriental contemporain : la poupée robotique.
"On veut tous quitter la race humaine, on veut être libre. Il n’y a que les tabous pour nous en empêcher", lance Ogata. Si Imamura montre bien comment le Japon doit faire face à la fin des années 1960 à cette contradiction entre traditions et révolution des mœurs, il met aussi en lumière comment le désir inextinguible de chacun n’est pas encore tout à fait soluble avec la réalité. Avec la liberté et l’affranchissement d’un Verhoeven, le cinéaste pose la question de la persistance de la moralité lorsqu’il est question d’inceste, ou des liens dangereux entre liberté et démocratie, argent et pouvoir. Sans compter la mise en perspective de la psychanalyse via l’Œdipe, entre autres. Hanté par ces problématiques insolubles, Ogata finit en Diogène sur une maison flottante en compagnie de sa poupée sexuelle. Sans doute peut-on reprocher à Imamura de ne pas être allé plus loin encore dans son raisonnement, et de n’avoir pas tenté de choquer davantage une société alors déjà sensibilisée à ces thématiques. Reste que sa désinvolture stupéfie, et dessine une mise en abyme exceptionnelle du cinéma pink des années 1960. On notera quelques éléments qui ne sont pas sans rappeler les Cronenberg et autres Buñuel, à l’instar de la cicatrice sur la jambe de Keiko renvoyant au passé débauché d’Ogata. De même que l’on retiendra les superbes séquences mettant en scène ses cauchemars, la vision mentale de la mère incestueuse découvrant avec stupeur la petite amie de son fils, ou encore la scène de l’orgie en clair-obscur renvoyant au travail de Henri Alekan sur la lumière dans La Belle et la Bête.
Difficile de rester insensible devant pareil maîtrise technique, et ce, en dépit d’un certain manque d’homogénéité général côté trame scénaristique. Sans doute le roman d’Akiyuki Nosaka duquel est tiré Le Pornographe laissait-il présager un film plus subversif. N’en demeure pas moins une œuvre subtile teintée d’humour noir (cf. "introduction à l’anthropologie") et pétrie d’innombrables trouvailles intemporelles. À commencer par le fameux assemblage de caméras super 8 permettant à Ogata d’"industrialiser" le tournage de ses films pornographiques.
L’image
Toute l’inventivité d’Imamura en matière de profondeur de champ et d’usage expérimental de la lumière est ici admirablement rendue, avec une saturation du meilleur aloi. Beau travail de restauration.
Le son
Le Dolby Digital Duo Mono 2.0 est efficace, et qui permet d’apprécier pleinement le basculement parfois inopiné de la musique vers le rock’n roll. L’ensemble s’avère très propre.
Les suppléments
Outre les classiques bandes-annonces et autres galerie photo, les bonus intègrent un entretien avec les journalistes Stéphane Sarrazin et Julien Sévéon. L’occasion de passer au crible quelques anecdotes intéressantes sur Le Pornographe. S’ajoute à cela un second DVD comprenant un documentaire plus exhaustif sur la carrière de Shohei Imamura.
Où l’on apprend notamment qu’Imamura rencontrait des problèmes avec la Nikkatsu peu avant le tournage de son film Le Pornographe. Raison pour laquelle il monta sa propre boîte de production (Imamura Productions). À noter que certains producteurs jugeaient alors ses films incompréhensibles.
Julien Sévéon fait remarquer à juste titre qu’Imamura saisit dans Le Pornographe d’innombrables thématiques qui se développeront des décennies plus tard dans la culture populaire, à l’instar du scénario de la lycéenne violée ou encore de la quête de la vierge. Toute la question de la représentation de l’attachement à un objet est par ailleurs un grand classique de la culture japonaise moderne.
Stéphane Sarrazin met en évidence un objet devenu culte : le dispositif mis au point par Ogata et son chef opérateur pour filmer 8 films Super 8 en même temps.
Galerie photos
Votre avis
Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.
aVoir-aLire.com, dont le contenu est produit bénévolement par une association culturelle à but non lucratif, respecte les droits d’auteur et s’est toujours engagé à être rigoureux sur ce point, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos sont utilisées à des fins illustratives et non dans un but d’exploitation commerciale. Après plusieurs décennies d’existence, des dizaines de milliers d’articles, et une évolution de notre équipe de rédacteurs, mais aussi des droits sur certains clichés repris sur notre plateforme, nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur - anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe. Ayez la gentillesse de contacter Frédéric Michel, rédacteur en chef, si certaines photographies ne sont pas ou ne sont plus utilisables, si les crédits doivent être modifiés ou ajoutés. Nous nous engageons à retirer toutes photos litigieuses. Merci pour votre compréhension.