Pouvoir des masses
Le 15 mars 2010
Premier long-métrage de Sergueï Eisenstein, coup de maître instantané. Un essai visionnaire d’une puissance inouïe.
- Réalisateur : Sergueï M. Eisenstein
- Acteurs : Alexandre Antonov, Grigori Aleksandrov, Mikhail Gomarov
- Genre : Drame, Historique
- Nationalité : Russe
- Editeur vidéo : Carlotta Films
- Durée : 0h52mn
- Titre original : Statchka
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Résumé : Une usine de la Russie tsariste, en 1912. Les conditions de travail y sont insupportables et les salaires misérables. La révolte gronde chez les ouvriers et les patrons. Accusé à tort d’avoir volé un micromètre, un ouvrier se pend. Immédiatement, la grève est déclenchée...
Critique : En 1924, le gouvernement de la Russie soviétique, conscient du pouvoir de propagande que le septième art peut avoir sur les foules, a créé depuis peu une cinématographie d’État, dont La grève constitue l’un des premiers produits. Aux commandes, un jeune prodige voué à révolutionner le cinéma de son temps, fait preuve d’une audace et d’une maturité démente... à seulement vingt-six ans : Sergueï Eisenstein. Tourné en 1924 mais sorti seulement en 1925, peu après le triomphe du Cuirassé Potemkine, La grève n’est autre que le premier coup d’essai (et coup de maître) d’un très grand cinéaste, qui n’a jamais sacrifié son exigence artistique et expérimentale (du moins de son plein gré) au spectacle de la propagande. Mieux, expérimentation visuelle et propagande ne font qu’une dans La grève, où la nouveauté et le caractère fantastique des images servent à plein la démonstration politique, par un incroyable pouvoir d’attraction.
Le film suit, en six étapes, le déclenchement, la poursuite et la répression d’un soulèvement populaire dans une usine, sous la dictature du tsar. La grève est décrite comme un processus historique, voire scientifique, avec causes et effets, bénéfices et pertes - pour les "exploités" comme pour les "exploitants". Une quasi-vulgarisation d’un phénomène social, qui tire sa force de démonstration de sa binarité-même : imparable. Par un effet de miroir saisissant, les "héros" prolétaires ne sont jamais caractérisés, réduits qu’ils sont à une masse puissante et sans tâches, tandis que les "salauds" sont au contraire individualisés et sur-caractérisés. Les contremaîtres sont obséquieux et vicelards ; les propriétaires obèses et sans cœur passent leur journée à fumer le cigare dans des salons luxueux... Tandis que les traîtres de la classe prolétaire, prêts à vendre leurs services pour faire échouer la grève, donnent lieu à une fascinante parenthèse de film noir : comme dans un polar de Simenon, chacun a son surnom (la Chouette, la Guenon...), et leur présentation est suivie d’un véritable bestiaire horrifique, où chaque personnalité est associée à l’animal qui le caractérise...
Bien entendu, Eisenstein ne s’en tient pas là, empruntant au cinéma expressionniste allemand certains de ses effets (acteurs excessivement grimés et grimaçants) dans une démarche singulièrement similaire. Le cinéaste, encore méconnu, n’est pas aussi bridé ou surveillé qu’il le sera par la suite (censure d’ Ivan le Terrible, contrôle du gouvernement sur Alexandre Nevski) et peut laisser libre cours à l’inventivité baroque de son génie : plus qu’un film de propagande, La grève se transforme en expérience sensorielle, voire hallucinatoire, gorgée d’éléments qui, même quatre-vingt ans après, nous semblent toujours aussi déments : sur-impressions, animation soudaine de photographies, fusion des régimes d’images, effets de montage signifiants. Le « cinéma-poing » d’Eisenstein dans tout sa liberté et sa puissance, dont le plus célèbre exemple demeure la dernière partie du film, mettant en parallèle le massacre des masses par la police et la mise à mort sanglante d’un bœuf dans un abattoir. L’un des multiples coups de force d’un film où chaque scène, chaque image, chaque seconde est porteuse d’une puissance et d’une ambition démesurées, malgré la modestie relative des moyens.
À noter : La grève est ressorti en DVD chez Carlotta en novembre 2008, dans une édition exceptionnelle. Le film, à l’origine insonorisé, est accompagné d’une création sonore de Pierre Jodlowski pour la Cinémathèque de Toulouse, quelque part entre le bruitage subjectif et la partition musicale. Un travail superbe, en accord avec les convictions d’Eisenstein et les expérimentations sonores qu’il mènera par la suite dans sa carrière (avec un compositeur tel que Prokofiev, par exemple, sur Ivan le Terrible, Kotovsky ou encore Alexandre Nevski).
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