Le grand Alexandre
Le 2 mars 2010
Film de propagande soviétique dans toute sa splendeur, l’un des moins personnels d’Eisenstein, Alexandre Nevski demeure un morceau grandiose de cinéma épique.
- Réalisateurs : Sergueï M. Eisenstein - Dmitri Vasilyev
- Acteurs : Nikolaï Tcherkassov, Nikolai Okhlopkov, Andrei Abrikosov, Dimitri Orlov, Vera Ivasheva
- Genre : Drame, Biopic, Historique, Film de guerre
- Nationalité : Russe
- Durée : 1h52mn
- Titre original : Александр Невский / Aleksandr Nevskiy
- Date de sortie : 1er décembre 1938
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Résumé : Dans la Russie du XIIe siecle, Alexandre Nevski, prince pacifique d’un peuple de pêcheurs, prend le commandement d’une armée pour repousser les hordes barbares qui ont envahi son pays.
Critique : Au temps où l’art d’Eisenstein était à la fois reconnu en URSS et surveillé de près par la nomenklatura soviétique, Staline lui-même commande Alexandre Nevski au plus grand cinéaste russe de son temps. Il s’agit pour Staline, à la veille de la Seconde guerre mondiale, de mettre en garde la nation contre l’expansionnisme allemand à l’Ouest ; pour ce faire, il va puiser dans l’Histoire russe, celle du Moyen Âge en particulier, pour en extraire un sujet apte à faire flamber le patriotisme : la victoire d’Alexandre Iaroslavitch (dit Alexandre Nevski) sur les troupes allemandes de l’ordre Teutonique, venues envahir la terre russe pour y diffuser la religion chrétienne. L’avertissement pour Hitler est donc limpide (le film se refermant sur cette phrase emphatique : « Celui qui avec l’épée vient chez nous périra avec l’épée »), tout comme le manichéisme de la propagande : tandis que les Allemands sont représentés comme des monstres barbares aveuglés par leur Dieu, le bon peuple russe est courageux, rieur, pur. À peine la masse est-elle freinée par quelques bourgeois frileux mais vite convertis (la récurrence du motif social, tout anachronique soit-il au XIIe siècle). Nanti de moyens énormes et quelque peu muselé par les représentants de l’autorité stalinienne, présents sur le tournage, Eisenstein a ainsi toutes les clés en main pour réussir une grande fresque nationale, et il la réussit. Mais dès l’année suivante (1939) et la signature du pacte germano-soviétique, le film, devenu inutile pour les besoins de la propagande, est retiré des écrans.
Ainsi "contrôlé" par le pouvoir stalinien, Eisenstein n’a guère les coudées franches pour diriger son projet et lui insuffler ses ambitions si personnelles : art réflexif du montage, expressivité des formes, touche d’ambiguïté... Le cinéaste aurait ainsi qualifié Alexandre Nevski de film impersonnel et superficiel. Pourtant, nanti de la puissance de vision démiurgique du cinéaste, Alexandre Nevski impressionne par son ampleur. Laissant de côté le génie politique supposé de son héros national, balayant ou expédiant ses considérations stratégiques et ses conseils de guerre (la fameuse « ellipse » propre au réalisateur), Eisenstein n’évite par les raccourcis et se concentre essentiellement sur le charisme et le courage infaillible d’Alexandre. Ce versant guerrier du prince et chef militaire permet évidemment à Eisenstein de multiplier les scènes de liesse populaire et de combats, toutes portées par un souffle formidable. Le cinéaste a ainsi parfaitement assimilé toute la grammaire littéraire de l’épopée, la régurgitant et la recrachant en purs blocs de puissance cinématographique : empoignades sur la lande, combats singuliers, invasions énormes, décors grandioses, intermèdes semi-comiques (à travers les personnages bouffons du forgeron ou du fier Buslai,le prétendant amoureux).
Bien entendu, il faut prendre la démonstration "politique" avec des pincettes : le manichéisme outrancier et sa manière de réécrire grossièrement l’Histoire sont les outils inévitables de la propagande stalinienne. Mais ces exigences, saisies à bras-le-corps par Eisenstein, sont aussi l’occasion de donner toute leur force aux mécanismes du spectacle : ainsi, la représentation des Allemands donne lieu à des scènes de terreur absolument démentes (le personnage démoniaque du moine noir, le massacre des prisonniers russes), tandis que la victoire finale, extrêmement étirée, s’achève par la noyade des ennemis sous un lac de glace, d’une grande puissance expressive. Dans ces séquences baroques, le réalisateur retrouve en partie ce qui fait sa singularité : un montage percutant ; une capacité à créer (sous couvert de "réalisme socialiste") des éclairs visuels proches de la fantasmagorie ; un travail minutieux sur le son (la partition de Serguei Prokofiev, remarquable, étant utilisée comme un véritable contrepoint de l’image). Sans être aussi expérimental et passionnant que les plus grands films d’Eisenstein (La grève, Octobre, Le cuirassé Potemkine), Alexandre Nevski est surtout l’occasion de voir à l’œuvre un grand cinéaste sur un projet pharaonique, qu’il sait marquer de son empreinte, même subtilement. Et ça, c’est une expérience qui ne se refuse pas !
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