Un Monstre à mille têtes
Le 28 septembre 2016
Objet aussi sophistiqué qu’insaisissable, Aquarius confirme tout le talent de Kleber Mendonça Filho, habile sondeur des zones d’ombre du Brésil. Où Elia Suleiman rencontre William Friedkin et David Cronenberg.
- Réalisateur : Kleber Mendonça Filho
- Acteurs : Sonia Braga, Irandhir Santos, Humberto Carrão, Thaia Perez
- Genre : Drame, Thriller
- Nationalité : Brésilien
- Distributeur : SBS Distribution
- Durée : 2h20mn
- Date de sortie : 28 septembre 2016
- Festival : Festival de Cannes 2016
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Résumé : Clara, la soixantaine, ancienne critique musicale, est née dans un milieu bourgeois de Recife, au Brésil. Elle vit dans un immeuble singulier, l’Aquarius construit dans les années 1940, sur la très huppée Avenida Boa Viagem qui longe l’océan. Un important promoteur a racheté tous les appartements mais elle, se refuse à vendre le sien. Elle va rentrer en guerre froide avec la société immobilière qui la harcèle. Très perturbée par cette tension, elle repense à sa vie, son passé, ceux qu’elle aime.
Critique : Avec son atonalité caractéristique, Kleber Mendoça Filho poursuit son portrait de Recife initié depuis ses premiers courts métrages. La liberté de ton est toujours sidérante, quoique légèrement plus timide cette fois : le brésilien a préféré l’épure au détriment du vaste laboratoire de ses œuvres passées. Les ruptures de ton ne manquent pas pour autant : le matériau filmique en passe par le diaporama de photographies à la Marker, joue du paradoxe entre les scènes fixes puis décadrées et mouvantes. La radicalité reste intacte mais comme stabilisée par l’assagissement. L’on est loin de l’urgence délirante avec laquelle il captait la banalité du quotidien et les pulsions des mères de famille. De quoi explorer de nouveaux territoires, tout en perdant un peu de ce côté presque punk qui prévalait auparavant - comme cette séquence de la mère obsédée par l’essorage de sa machine à laver pour mieux se masturber. Un mal pour un bien, mais parfaitement soluble avec la nouvelle configuration imposée par le scénario d’Aquarius.
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La mise en scène de Aquarius est complexe et articule différentes strates : la critique sociale (les requins de l’immobilier de Recife, les collusions, la gentrification), la famille et ses petits bouleversements, mais le tout axé sur le mode drame-thriller-épouvante. A cela s’ajoute un certain humour : voir, comme dans Les Bruits de Recife, ces panneaux de danger informant les nageurs de la présence de requins. Mais une impression ténébreuse aux frontières du bizarre et de l’horreur perce par instant la relative monotonie des séquences. Ce phénomène typique du cinéma de Filho est rendu possible par l’hybridation de la mise en scène, qui emprunte tout autant à Elia Suleiman (Intervention divine) qu’à William Friedkin (Bug, surtout) ou encore encore à John Carpenter. La sophistication de cette construction est stupéfiante, et ce d’autant plus qu’une autre obsession vient cette fois se greffer au tableau habituel. Outre un désir avant tout de dénoncer la complicité entre les corps économiques, politiques, journalistiques, administratifs..., et dans le même temps un besoin de décrire l’abandon progressif de Recife - allégorie de l’état de délabrement social du Brésil -, l’ambition de Filho est aussi de rendre hommage à Sonia Braga (Le baiser de la femme araignée), icône du cinéma brésilien. Un programme pour le moins ambitieux mais assemblé par Kleber Mendonça Filho avec un savoir-faire mathématique.
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Non content de tisser en filigrane une critique acerbe contre les malversations de l’état brésilien tout entier, le cinéaste trousse dans le même temps le portrait d’une Sonia Braga sur quatre décennies, elle qui symbolise l’âge d’or du Brésil contemporain. Son personnage, Clara, est une ancienne critique musicale de renom. Elle est la dernière habitante d’un immeuble nommé Aquarius et donnant sur l’une des plus belles plages de Recife. Cette femme cultivée et de caractère refuse l’offre de rachat de son appartement par un jeune entrepreneur immobilier désireux par tous les moyens de mener à bien son premier projet d’envergure. Trois parties distinctes lui sont consacrées : "les cheveux de Clara", "l’amour de Clara" et "le cancer de Clara". Cet assemblage glissant, toujours à court-circuiter le récit par des apparitions insidieuses, impose petit à petit un sentiment de paranoïa. Ce seront ces fulgurances du cauchemar de Clara, ou encore ces termites en surnombre, aussi dérangeantes que le début de carrière poisseux de David Cronenberg.
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Belle, magnétique et traversée par des émotions toujours multiples, Sonia Braga donne toute la puissance au film du brésilien. Mais ce dernier ne cède jamais à l’angélisme pour dessiner son personnage. Tout comme la grand-tante de la scène d’ouverture d’Aquarius, et par extension comme tous les protagonistes pensés par Mendonça Filho, Clara est habitée par des pulsions sexuelles irrépressibles. Mantra de la filomgraphie du réalisateur, cette sexualité réprimée jaillit systématiquement de manière impromptue dans Aquarius. Ce seront ce flash-back des années 60 en amorce, d’une crudité superbe, ou encore l’orgie entrevue par l’entrebâillement d’une porte. Autant d’éléments déterminants et intégrés de manière prodigieuse dans la structure multiforme du métrage. Pas tout à fait supérieur à Les Bruits de Recife, Aquarius souligne toutefois la maturité de son auteur, lui dont le style si truculent et excentrique promet encore mille prouesses.
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