Voyage au bout de l’enfer
Le 2 décembre 2014
Qui aurait cru qu’une décennie avant de réaliser Rambo, son réalisateur Ted Kotcheff pouvait prétendre trouver une place parmi les trublions les plus habiles du Nouvel Hollywood ?
- Réalisateur : Ted Kotcheff
- Acteurs : Donald Pleasence, Jack Thompson, Gary Bond, Chips Rafferty, Sylvia Kay
- Genre : Drame, Thriller, Survival
- Nationalité : Américain, Australien
- Date de sortie : 3 décembre 2014
- Festival : Festival de Cannes 1971
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– Année de production : 1970
Qui aurait cru qu’une décennie avant de réaliser Rambo, son réalisateur Ted Kotcheff pouvait prétendre trouver une place parmi les trublions les plus habiles du Nouvel Hollywood ?
L’argument : John Grant, un jeune instituteur, arrive dans la petite ville minière de Bundanyabba, au fin fond de l’Outback, dans laquelle il doit passer la nuit avant de s’envoler pour Sidney.
Mais de bière en bière, de pub en pub, sa nuit va se prolonger jusqu’à l’entraîner dans un terrible voyage à travers une Australie sauvage et primitive…
Notre avis : Du cinéma australien, Wake in fright possède une atmosphère caractéristique : des grands espaces inondés par une lumière écrasante, et une sorte d’aridité vaporeuse semblable aux premiers films de Peter Weir, La Dernière Vague en tête. Évidemment, cette analogie pourrait s’expliquer par la nationalité du réalisateur Ted Kotcheff, mais celui-ci, bien qu’australien, découvrait au moment du tournage pour la première fois les étendues semi-arides du mainland. Quoi qu’il en soit, cet arrière-pays australien, ici photographié par Brian West, semble donné à voir au travers d’un voile chimérique, comme dans un rêve. À ce titre, l’onirisme de Pique-nique à Hanging Rock, pour ne prendre qu’un exemple, n’est pas si lointain. Mais Wake in Fright ajoute à ce système une dimension s’apparentant davantage au cauchemar. Une touche obsessionnelle surréaliste qui fait assurément mouche. À l’instar de nombreux films noir, le long métrage de Kotcheff donne le ton dès la scène d’exposition : un long panoramique englobe le lieu où enseigne John Grant, perdu en plein mainland. Un environnement désertique à la fois ouvert sur l’infini, mais surtout sur son corollaire le néant. Le schéma est sans appel : un rail de chemin de fer scinde l’espace en deux parts, avec d’un côté une école, de l’autre un hôtel-bar – épouvantable vision du monde. Et l’unique voie traversant en son centre ce hameau minuscule et stérile mène à des abîmes. Des abîmes dont John devra nécessairement s’affranchir pour espérer regagner Sidney, son espace natal.
Il est évident que Wake in Fright s’inscrit pleinement dans le cinéma du Nouvel Hollywood. Du moins celui-ci en perpétue-t-il les tenants et aboutissants. Le film sort en 1971, soit au même moment que Walkabout, de Nicholas Roeg, et préfigure quelques-unes des séquences les plus choc de Chiens de Paille, de Sam Peckinpah, sorti la même année. Difficile, aussi, de ne pas songer à Délivrance (1972), de John Boorman. D’ailleurs, tous ces films reposent sur un même système : un ou plusieurs personnages issus d’un environnement exclusivement urbain et d’un milieu social - que l’on qualifiera de "favorisé" - se retrouvent confrontés à un espace isolé partiellement ou totalement épargné par l’industrialisation et la "civilisation" qu’ils ont jusqu’alors connu. Immergés dans ce nouveau monde, ces derniers doivent assimiler de nouveaux codes et rites pour trouver leur place parmi les autochtones et ainsi espérer survivre, physiquement et psychologiquement. Mais le début des années 1970 n’est pas une période comme les autres dans l’histoire du cinéma, et rares sont alors les films à dresser un tableau optimiste de ces parcours initiatiques, sortes de récits d’apprentissage. Il suffit pour s’en convaincre de songer aux mariages impossibles entre habitants des villes et ruraux dans Easy Rider, Chiens de Paille et Delivrance.
Quasi-précurseur de cette logique infernale, Wake in Fright suit donc le même cheminement que ses confrères du Nouvel Hollywood. Si Kotcheff n’égale qu’à de rares exceptions la virtuosité et la précision de John Boorman, il faut tout de même lui reconnaître quelques fulgurances. Parmi elles, se détache sans aucun doute la partie de chasse nocturne, sommet de noirceur absolu. Après avoir réfréné toute aliénation pendant des jours, John Grant – sorte de Robert Redford un peu fade – se laisse happer par l’ivresse et participe à un massacre de kangourous plus vrai que nature. À noter que la séquence, captation d’une authentique chasse réalisée par des professionnels, avait reçu l’approbation d’instituts de protection des animaux. De quoi évoquer, avant l’heure, les accès de folie de Dustin Hoffman dans Chiens de Paille. Sam Peckinpah utilisera d’ailleurs dans son film un montage hallucinatoire en tous points comparables, notamment pour la séquence du viol.
À propos d’outrage, Wake in Fright comporte lui aussi – certes, en filigrane – une dimension de transgression punitive. En ne parvenant pas à se conformer aux règles en vigueur, John Grant va, à force d’imposer une façon d’être inadaptée à son nouveau milieu, céder par coercition à ses homologues. Refusant d’abord de boire une bière avec un inconnu le lui proposant, il commet une faute - ici jugée inconcevable - par méconnaissance du monde qu’il découvre. Mais c’est plus tard inconsciemment par soumission qu’il boira, cette fois jusqu’à s’oublier lui-même et se défaire de son idiosyncrasie. Comme dans Delivrance, l’arrogance du nouveau venu ne fait pas le poids face aux traditions. De cette transgression découle un viol, au propre, comme au figuré. Un schéma à la fois radical et virtuose pour définir cette mutation-aliénation mâtinée de lutte des classes.
Au fond, ne reste plus, dans Wake in Fright, que la sueur, la bière – ici engloutie par hectolitres –, et l’immensité accablante du désert. Trois totems dont les hommes ne sont finalement que les variables impuissantes. Un constat terrifiant, mais également une belle charge critique contre la prétention intrinsèque de l’être humain à dominer les espaces au lieu de vivre paisiblement à leurs dépens.
Adoré par Martin Scorsese, considéré comme le "film le plus terrifiant jamais réalisé sur l’Australie" par Nick Cave, Wake in Fright est un portrait malade de l’outback dont la résurgence sonne comme une évidence. En dépit d’une sélection au Festival de Cannes en 1971 et d’un accueil critique dithyrambique à sa sortie, le film est aujourd’hui presque oublié. Gageons que cette ressortie remédie à cette injustice.
© La Rabbia / Le Pacte
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