Opération sabordage
Le 16 août 2017
Il aurait pu s’agir du chef-d’œuvre ukrainien sur la résistance des corps, mais Loznitsa choisit en fin de parcours délibérément d’anéantir ses fulgurances les unes après les autres. Film malade, Une femme douce recèle peut-être pourtant malgré ses scories quelques-uns des plus beaux élans kafkaïens du cinéma moderne.
- Réalisateur : Sergei Loznitsa
- Acteurs : Valeriu Andriuță, Vasilina Makovtseva, Lia Akhedzhakova
- Genre : Drame
- Nationalité : Français
- Distributeur : Haut et Court
- Durée : 02h40mn
- Date télé : 17 décembre 2020 20:40
- Chaîne : OCS City
- Titre original : A Gentle Creature
- Date de sortie : 16 août 2017
- Festival : Festival de Cannes 2017
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Résumé : Une femme vivant isolée à la périphérie d’un village en Russie reçoit un colis qu’elle a envoyé quelques temps plus tôt à son mari incarcéré pour un crime qu’il n’a pas commis. Inquiète et profondément désemparée, elle décide de lui rendre visite. Ainsi commence l’histoire d’un voyage, l’histoire d’une bataille absurde contre une forteresse impénétrable.
Critique : Dès son titre, Une femme douce brouille les pistes. À commencer parce que ce dernier fait directement écho au film éponyme de Robert Bresson. Ne pas se fier outre mesure pourtant à cette généalogie car il s’agit d’un leurre : la nouvelle "La Douce" de Fiodor Dostoïevski, ici librement adaptée, ne sert que de très lointaine résonance. Comme si Sergei Loznitsa imaginait en ce lent voyage vers la persécution et l’ostracisme le préquel de l’histoire contée par l’écrivain russe. Du reste, tous les personnages croisés par la jeune femme, victime piégée dans les mailles du récit, pourraient sortir de l’un des romans de l’auteur de "L’Idiot". Et pour cause : chacun des protagonistes secondaires, l’un après l’autre, se montrent inaptes à converser autrement qu’en déversant une logorrhée fataliste et hantée par la fin des temps. De sorte que l’on jurerait rencontrer ici les spectres de Rogojine ou Raskolnikov. De même, la structure du scénario, tout en enchevêtrements et en rebondissements imprévisibles, rappelle là encore le style de Dosto. Néanmoins, l’ombre d’un autre écrivain plane plus spécifiquement l’intrigue : celle de Franz Kafka, dont on reconnaît la logique absurde composée de non-sens. À l’image de Joseph K., personnage central du roman "Le Procès" - qui fit l’objet d’une magnifique adaptation signée Welles -, la figure de martyr de Une femme douce traverse un espace extravagant et par essence diffracté où chaque action qu’elle mène pour s’en sortir ne fait qu’accentuer sa chute et la précipiter un peu plus dans les abysses.
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Toute entière consacrée à l’enfermement, la mise en scène place systématiquement l’héroïne, venue simplement apporter des vivres à un mari prisonnier accusé à tort de meurtre, dans une position insoluble. Sublimes, les images aux frontières du surréalisme suscitent l’horreur. À plusieurs reprises, dès les premiers plans, cette victime apparaît abandonnée au beau milieu d’une route étrange, ou écrasée dans un bus où chacun reproche à l’autre d’exister. Si cette femme en détresse, à l’origine déjà fondamentalement affligée par le sort, s’essaye au départ à quelques questions posées à des badauds afin d’aiguiller son cheminement, ses interrogations restées lettres mortes systématiquement ne débouchent que sur une nouvelle énigme. Demandez votre chemin, et en échange mille autres vous sont proposés en échange, sans certitude quant à la destination. Filmé à l’aide de plans-séquences d’une rigueur époustouflante, Une femme douce mise sur la séquestration du spectateur. Où tout n’est pour Sergei Loznitsa que prétextes à tester notre résistance, ou à mettre au défit celle physique et psychologique de ses personnages. Bien sûr, cette odyssée kafkaïenne repose également beaucoup sur une allégorie politique. Sur une métaphore visant à pointer la médiocrité, le conservatisme, la domination masculine, la corruption ou encore l’inhumanité d’un pays toujours dévoré de l’intérieur par les fantômes du communisme et de l’ère soviétique. Faut-il aussi percevoir dans la relecture cryptique de "La Douce" un discours caustique latent de la part de Loznitsa sur la Russie, et notamment sur les relations diplomatiques houleuses entre celle-ci et son pays l’Ukraine, plus que jamais déchirée par des conflits obscurs et épineux ?
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Jusqu’au dernier tiers, ce long-métrage à la fois vibrant, complexe et aride rivalise de propositions de cinéma. Et l’on pense alors être en présence d’un grand film. Malencontreusement, le cinéaste prend la décision dans la dernière partie de son œuvre de mettre en scène un rêve reprenant un à un les motifs précédemment cités. Ce choix totalement improductif et par ailleurs illustré par quelques scènes douteuses - dont une à la Irréversible - a pour conséquence de saboter tout ce que le long-métrage avait jusqu’alors mis en place. D’une radicalité inouïe, la provocation de Loznitsa passerait presque pour le délire d’un artiste mégalomane trouvant en chaque spectateur la nouvelle victime de son système. Mais bien au-delà de l’attaque frontale, ce qui dynamite aussi Une femme douce dans son final, c’est sa lourdeur épouvantable - en substance, une trentaine de minutes poussives et tautologiques. Rarement une œuvre aussi ambitieuse au cinéma n’aura pris le risque de détruire ses fondations pour la seule beauté du geste.
Film présenté en compétition du Festival de Cannes 2017
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