Patinage relationnel et effet boule de neige
Le 22 mars 2024
Avec son quatrième long-métrage, Ruben Östlund dissèque le délitement d’un couple dans un cadre de station de sports d’hiver. Entre rancunes, évitements, déception, oubli ou pardon, ce psychodrame tragicomique sait créer le malaise derrière l’esthétique carte postale. Un film-catastrophe au sens propre et figuré.
- Réalisateur : Ruben Östlund
- Acteurs : Brady Corbet, Johannes Bah Kuhnke, Lisa Loven Kongsli, Kristofer Hivju, Fanni Metelius
- Genre : Comédie dramatique, Film culte
- Nationalité : Suédois
- Distributeur : Bac Films
- Durée : 1h58mn
- Date télé : 29 mai 2017 20:50
- Chaîne : Arte
- Titre original : Turist
- Date de sortie : 28 janvier 2015
- Festival : Festival de Cannes 2014
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Résumé : Une famille suédoise passe ensemble quelques précieux jours de vacances dans une station de sports d’hiver des Alpes françaises. Le soleil brille et les pistes sont magnifiques mais lors d’un déjeuner dans un restaurant de montagne, une avalanche vient tout bouleverser. Les clients du restaurant sont pris de panique, Ebba, la mère, appelle son mari Tomas à l’aide tout en essayant de protéger leurs enfants, alors que Tomas, lui, a pris la fuite ne pensant qu’à sauver sa peau… Mais le désastre annoncé ne se produit pas, l’avalanche s’est arrêtée juste avant le restaurant, et la réalité reprend son cours au milieu des rires nerveux. Il n’y a aucun dommage visible, et pourtant, l’univers familial est ébranlé. La réaction inattendue de Tomas va les amener à réévaluer leurs rôles et certitudes, un point d’interrogation planant au dessus du père en particulier. Alors que la fin des vacances approche, le mariage de Tomas et d’Ebba est pendu à un fil, et Tomas tente désespérément de reprendre sa place de patriarche de la famille.
- © Plattform Produktion / Essential Film
Critique : Découvert lors de la compétition de la troisième édition du Fifigrot de Toulouse, Snow Therapy, titre français d’un film nommé Force majeure pour le marché international (oui, c’est étrange, je sais), annonce bien son contenu. Nous allons assister pendant presque deux heures à un couple qui fait sa thérapie dans un cadre enneigé de sports d’hiver, celui des Arcs en Savoie. Pour cela, Ruben Östlund a pioché dans son passé où il réalisait des films de commande sur les stations de ski. L’image est superbe, presque documentaire. Le couple formé par Tomas (Johannes Kuhnke) et Ebba (Lisa Loven Kongsli) est beau, ils respirent le bonheur. Ils ont deux charmants enfants. Tomas a un bon travail, ce qui leur permet de mener un train de vie bourgeois et de prendre cinq jours de vacances dans un hôtel de luxe. Tout va bien dans le meilleur des mondes. On prend des photos souvenirs mais tout à coup, le second jour, se produit cette avalanche apparemment contrôlée, cet événement imprévu et l’attitude du père dans ce contexte de survie se révèle ne pas être ce qu’on attend de lui. Ces quelques secondes vont ainsi virer à l’obsession dans la tête d’Ebba. Connaît-elle vraiment cet homme ? Peut-elle continuer à vivre avec lui ? Peut-elle pardonner le déni dont il fait preuve ? Plus il va essayer d’éviter le conflit, plus elle va chercher la confrontation, quitte à trouver des témoins pour faire comprendre l’abandon total qu’elle ressent. Le film pourrait ainsi s’apparenter à un psychodrame ; pourtant, le cinéaste y injecte une grande dose d’humour, un sens du ridicule et aussi une poésie contemplative qui s’éloignent complètement du genre. La virtuosité de la mise en scène, l’excellence des acteurs et de l’écriture et l’atmosphère générale, soulignée par la photographie majestueuse, expliquent en grande partie pourquoi le long métrage a obtenu le Prix du Jury dans la section Un Certain Regard à Cannes et a été sélectionné pour représenter la Suède aux Oscars.
- © Plattform Produktion / Essential Film
L’unité de lieu est un des grands atouts du film, tout se passe soit dans l’hôtel soit dans un environnement naturel blanc et immaculé. Cette épure rend les personnages face à eux mêmes, isolés, avec pour seule compagnie les autres touristes. Ceux-ci jouent aussi un rôle essentiel, notamment pour dédramatiser et apporter un peu d’humour. Ils portent à la fois un regard de spectateurs sur la crise du couple Tomas-Ebba mais eux-mêmes sont aux prises des mêmes malentendus, scènes de ménage ou différences de points de vue, que ce soit la mère de famille qui se paie un jeune Américain de passage (Brady Corbet) ou le couple d’amis norvégiens, Mats (Kristofer Hivju) et Fanni (Fanni Metelius). Les hommes et les femmes ne sont définitivement pas faits pour s’entendre. Querelles, ressassement, règlements de compte, insomnies : rien n’y fait. Le gel se durcit entre mari et femme. La sécurité patriarcale ne devient qu’un leurre dans cette société bien rangée. Au fur et à mesure, la neige devient d’ailleurs plus épaisse, jusqu’à ne plus être qu’un insondable brouillard. Il faudra alors que le père émerge de cette brume pour reprendre la place qui est la sienne dans le cadre familial. Il y a presque quelque chose de religieux dans cette mise à l’épreuve : l’avalanche serait le moment de grâce, et à partir de là tout ne sera que chemin de croix et étapes à franchir. Pourtant, l’approche d’Östlund semble plus anthropologique. C’est le comportement humain qui l’intéresse – comme dans ses films précédents d’ailleurs. Face à des moments de survie, quels peuvent être nos premiers réflexes ? Peut-on avouer une faute quand celle-ci semble impardonnable ? La lâcheté s’accompagne-t-elle toujours du mensonge ? La peur révèle-t-elle notre nature profonde ? Deux dynamiques s’opposent, celle de la femme qui pousse son mari à assumer et celle de l’homme qui s’enfonce dans la mauvaise foi pour éviter cette libération douloureuse qu’est la vérité, jusqu’à un final qui peut laisser libre cours à diverses interprétations.
- © Plattform Produktion / Essential Film
On appréciera aussi la façon dont le réalisateur gère son temps, les silences, les plans fixes, les déplacements des corps dans le cadre. Certains trouveront ces passages trop longs mais pourtant ils créent cet espace nécessaire à la tension, ils cristallisent ce vide de plus en plus grand entre les parents, cette crainte du divorce et de la séparation pour les enfants, cette cartographie du non-dit et des sentiments refoulés, ce rien terrifiant (la musique reprend sans arrêt les mêmes motifs classiques pour signifier la stagnation) qui fait que celui que l’on croit connaître peut devenir tout d’un coup un étranger. Ce séjour de loisirs et de détente dont le but était de rapprocher Tomas de ses enfants car son travail lui prend tout son temps prendra donc une tournure bien plus dramatique, voire métaphysique. Östlund s’est d’ailleurs inspiré d’une histoire vraie : lors d’une attaque à mains armées dans un restaurant, le mari est parti se cacher pour sauver sa peau sans protéger sa femme. D’ailleurs, de nombreux couples victimes de catastrophes naturelles finissent par divorcer. L’avalanche (scène impressionnante) aura donc un effet boule de neige. Elle devient un révélateur et permet d’aborder des thèmes tels que la culpabilité, l’instinct, la confiance bafouée, la peur, l’ego, l’aveu de l’échec, et se joue volontairement des clichés de la mère protectrice et de l’époux chevaleresque. Vous serez prévenus, il est fortement déconseillé de regarder ce film en couple !
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