Adjani traquée par Serrault
Le 17 octobre 2023
Un détective privé filant une jeune criminelle croit reconnaître sa propre fille. Un sommet du polar onirique, peut-être le chef-d’œuvre du film policier français. Miller parvient à créer une atmosphère sombre, hantée par l’absence, qui ne peut pas laisser indifférent.
- Réalisateur : Claude Miller
- Acteurs : Isabelle Adjani, Michel Serrault, Stéphane Audran, Jean-Claude Brialy, Patrick Bouchitey, Sami Frey, Geneviève Page, Dominique Frot, Isabelle Ho, Jeanne Herviale
- Genre : Drame, Policier / Polar / Film noir / Thriller / Film de gangsters, Film culte
- Nationalité : Français
- Distributeur : Compagnie Commerciale Française Cinématographique (CCFC)
- Editeur vidéo : TF1 Vidéo
- Durée : 2h00mn
- Date télé : 13 juin 2024 23:30
- Chaîne : Arte
- Date de sortie : 9 mars 1983
- Festival : Cinémathèque de Nice
Résumé : Un détective privé désabusé surnommé "l’Œil" travaille pour le cabinet de Mme Schmidt-Boulanger. Il passe son temps à rêver et faire des mots croisés, tout en sommant au téléphone son ex-femme de lui donner des renseignements sur l’identité de leur petite fille dont il ne possède qu’une photo. Une enquête lui est alors confiée, et il est chargé de surveiller un jeune héritier séduit par une mystérieuse aventurière... en qui il croit reconnaître sa fille.
Critique : Claude Miller retrouve avec ce drame policier flamboyant une grande partie de l’équipe de Garde à vue (1981), à commencer par le prodigieux Michel Serrault et le dialoguiste Michel Audiard : ce dernier sans renoncer à ses mots d’auteur et son humour pince-sans-rire s’adapte avec brio à un univers éloigné du cinéma (Lautner, Grangier) auquel on l’avait jusqu’alors associé. Après le huis clos mettant en scène un policier et un notaire dans un commissariat de province, Miller opte ici pour une multiplicité des décors et des villes (Bruxelles, Rome, Biarritz...), donnant au récit une atmosphère de vertige narratif qui n’est pas pour rien dans la fascination qu’exerce cette randonnée mortelle. L’adaptation d’un roman policier américain de Marc Behm suit ainsi les mêmes modifications géographiques que celles opérées par François Truffaut dans La mariée était en noir ou Bertrand Tavernier transplantant une histoire policière de Jim Thompson dans le cadre de l’Afrique coloniale pour Coup de torchon. Mortelle randonnée est en fait bien plus qu’une perle du film noir : c’est un portrait de la douleur intériorisée et de la folie ordinaire. Les fêlures des deux personnages font écho au comportement maladif de Patrick Dewaere dans La meilleure façon de marcher (1976). La souffrance et la détermination du détective endeuillé et de la criminelle orpheline annoncent l’obstination de Charlotte Gainsbourg dans L’effrontée (1985) ou de Vincent Rottiers dans Je suis heureux que ma mère soit vivante (2009), ce dernier film bouclant la boucle des problèmes de filiation récurrents dans l’œuvre de Miller.
On pourrait multiplier ainsi les correspondances avec les autres films du cinéaste, à commencer par l’usage métaphorique de la piscine (le meurtre d’Isabelle Ho) pour les séquences de névrose et de tension. Ce qui n’empêche pas Mortelle randonnée de se nourrir de références externes : certaines sont implicites (la figure du père d’Adèle H. pour le personnage d’Adjani) ; d’autres s’avèrent explicites, comme cette diffusion du Dernier des hommes de Murnau au moment où Catherine se confie à son fiancé. Si le film ne connut qu’un succès d’estime à sa sortie (en dépit d’un culte qui se propagea très vite), c’est sans doute que le réalisateur tentait une synthèse entre le cinéma « de qualité » (les dialogues rassurants d’Audiard, détendant les séquences les plus étouffantes, et tentant de mettre le public du samedi soir dans sa poche), et une distanciation plus proche du Téchiné de Barocco ou du Chéreau de La chair de l’orchidée. Il s’ensuit des séquences insolites comme celle où un voleur dérobe un manteau de fourrure sous le regard blasé et indifférent du détective, ou cette télépathie entre Catherine et l’Œil au bord d’une falaise. Le film déconcerta ainsi les Cahiers du Cinéma, qui y virent une greffe de l’esthétique publicitaire sur la norme du cinéma académique, et reprochèrent au cinéaste de faire déraper ses personnages, et non sa mise en scène. Les spectateurs furent quant à eux perdus par un onirisme qu’ils n’attendaient pas et des situations psychologiques ambivalentes éclairées uniquement dans l’épilogue. Avec le recul, ces réserves et réticences s’avèrent peu fondées et Mortelle randonnée est bien une perle du genre : peut-être le meilleur film policier français. Il faut enfin souligner le travail remarquable du chef opérateur Pierre Lhomme, la partition jazz incroyablement belle de Carla Bley et une truculente brochette de comédiens qui entourent le couple vedette : Guy Marchand en maître-chanteur minable, Stéphane Audran (grimée) en laideron pathétique, Sami Frey en aveugle romantique, Macha Méril en ex-épouse cruelle, Dominique Frot en délinquante complice, Jeanne Herviale en tante farfelue ou encore Geneviève Page en sarcastique directrice d’agence de détective forment une étonnante mosaïque d’excentriques, dans la grande tradition du cinéma français.
Gérard Crespo
Critique : "Je mourrai dans mon lit de chagrin, comme tous les pères". Ces mots de Michel Audiard sont oralisés par Louis Beauvoir dit "l’Œil", avant qu’un monologue murmuré devant une photo de classe ne vienne justifier cette sombre prémonition. Sur le cliché, sa fille partie avec sa mère, qu’il n’a jamais revue et qui est morte. Echo d’une autre disparition réelle, définitive (l’enfant de Michel Serrault), la confession réfère aussi à la perte de François Audiard, le fils du dialoguiste, décédé dans un accident de voiture, en 1975.
A quoi bon accepter une nouvelle mission quand on est un détective désabusé qui soliloque sur l’absence ? Bientôt, la route de l’enquêteur croise celle d’une jeune femme qu’il épie, prend en photo, tandis qu’elle se débarrasse d’un cadavre dans la rivière. La "mortelle randonnée" commence, sur les traces d’une héroïne mystérieuse, volontiers transformiste, attachée à détrousser des hommes opulents, à tuer des rivales ou à cambrioler des banques. Dans l’imaginaire du détective, elle se confond avec l’enfant évanouie.
Hanté par la disparition, ce film singulier semble constamment naviguer entre le surréalisme, le thriller et l’humour noir, rappelant parfois Buffet froid, lorgnant aussi sur le cinéma expressionniste, Hitchcock, convoquant enfin la fatalité d’Hamlet. Du coup, on a l’impression de suivre une histoire en pointillés, à laquelle font écho les mots croisés que le détective sort de sa poche : il s’agit sans cesse de relier les indices entre eux, pour déchiffrer un univers qui paraît profondément illisible, où les identités sont troublées. Métaphysique à bien des égards, Mortelle Randonnée est évidemment d’un abord plus difficile que le précédent polar de Claude Miller, Garde à vue.
C’est la raison pour laquelle le public fut décontenancé à sa sortie et lui réserva un accueil mitigé, avec un peu plus de 900.000 entrées. Certains critiques lui reprochèrent son esthétique de papier glacé, aujourd’hui associée à Besson ou Beineix. Mais il faut voir ou revoir cette histoire à l’atmosphère vénéneuse, où, dans les rôles principaux, Michel Serrault et Isabelle Adjani sont très bons. On tient là sans doute le meilleur film de Claude Miller.
Jérémy Gallet
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arnaud 12 septembre 2016
Mortelle randonnée - Claude Miller - critique
Je ne connais pas ce film de Claude Miller avec Isabelle Adjani et Michel Serrault à l’affiche. Cette randonnée "mortelle" me paraît bien intriguante, je ne manquerais pas d’y jeter un coup d’oeil.