Éloge de l’incomplétude
Le 2 janvier 2016
Baumbach poursuit ses velléités alléniennes dans une belle comédie légère quoique grinçante. Où New York et Greta Gerwig - encore - irradient de possibilités.
- Réalisateur : Noah Baumbach
- Acteurs : Greta Gerwig , Lola Kirke, Matthew Shear
- Genre : Comédie
- Nationalité : Américain
- Durée : 01h24mn
- Date de sortie : 6 janvier 2016
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Année de production : 2015
Baumbach poursuit ses velléités alléniennes dans une belle comédie légère quoique grinçante. Où New York et Greta Gerwig - encore - irradient de possibilités.
L’argument : Étudiante en première année dans une université de New York, Tracy se sent bien seule : elle ne fait ni les rencontres exaltantes auxquelles elle s’attendait, ni ne mène la vie urbaine trépidante à laquelle elle aspirait. Jusqu’au jour où elle est accueillie par sa future demi-soeur Brooke, New-Yorkaise pure et dure habitant à Times Square. Séduite par les extravagances de Brooke, Tracy découvre enfin le Manhattan dont elle rêvait…
Notre avis : Mistress America a beau tenter en apparence de reléguer Greta Gerwig au second plan, l’égérie du mumblecore et compagne de Noah Baumbach polarise ici encore la plupart des enjeux. Il y a certes le personnage de Tracy (Lola Kirke), étudiante en première année à Barnard qui voit bientôt son fantasme de "Big Apple" terni par une réalité autrement plus quelconque. Mais tous ses déboires amoureux, ses rencontres avec des losers à la Daniel Clowes, son refus par les cercles littéraires branchés et sa morne vie sociale, se retrouvent bientôt chahutés sinon éclipsés par celle qui pourrait bientôt devenir sa belle-sœur, Brooke. La trentaine, truculente, gauche et lumineuse, celle-ci coule a priori une vie bien remplie. De ces existences rêvées à la fois délurées à la marge mais qui conservent à l’horizon ce petit quelque chose de rangé, du moins conforme. Pour Tracy, Brooke incarne à la perfection cette new-yorkaise marginale brillante parce qu’affranchie, qui croque la vie sans compromis. Mais dans le même temps, Tracy reflète pour Brooke celle qu’elle était il y a dix ans, d’où cette fâcheuse tendance à vouloir prendre le contrôle sur sa trajectoire. C’est ce jeu de miroir déformant qui intéresse Noah Baumbach, qui continue avec Mistress America de reprendre l’une des questions fétiches de la Nouvelle Vague : qu’avons-nous fait de nos 20 ans ?
De Les Berkman se séparent à Frances Ha et While we’re young en passant par Margot va au mariage et Greenberg, toutes les obsessions du cinéaste new yorkais n’ont peut-être jamais consisté en rien d’autre. Parce que Brooke veut continuer à croire (et feindre) qu’elle est toujours cette jeune femme de 20 ans adulée et pétillante, elle projette inconsciemment ses frustrations sur Tracy. Au-delà de son désir de perpétuer cette cooltitude post-lycée se dissimule pourtant quelque chose de plus cruel. Si le Ben Stiller neurasthénique de Greenberg et les parents Berkman en instance de divorce jetaient rétrospectivement un regard féroce sur leur adolescence, origine évidente selon eux de tous leurs maux ultérieurs, Brooke perçoit également a postériori les fêlures de cette itération tronquée de l’âge adulte. Force est pour elle de constater que la femme plus ou moins populaire qu’elle est devenue s’est parfois façonnée au dépens des autres, et que ses velléités d’accomplissement sont dans l’ensemble restées inachevées. À l’inverse de Frances Ha, son patronyme rapiécé et ses aspirations vingtenaires tourmentées, Brooke arpente New York en couleurs. Teintes retrouvées qui semblent l’espace d’un instant faire écho à une confiance reconquise. Toutefois, sa rencontre avec Tracy, alter ego dans l’âme la renvoyant dix ans en arrière, lui impose une réalité plus sombre. Jusqu’à un dénouement cathartique désopilant - voir la séquence raz-de-marée dans la maison de l’ex, dans la pure tradition de la comédie burlesque mâtinée de screwball comedy.
De ce dispositif où chacune des deux protagonistes, qu’il s’agisse de Tracy ou de Brooke, pourrait très bien être la projection mentale de l’autre, Greta Gerwig occulte toutes les possibilités. À l’instar de ses morceaux de bravoure dans Damsels in distress ou encore Frances Ha et une bonne partie de ses collaborations avec Joe Swanberg, l’actrice assène une série de performances où tout son corps semble propice à la révélation de l’envers de l’intimité de son personnage. Difficile encore une fois de parler de ce mélange prodigieux et improbable de grâce et de balourdise. L’on songe par moment à Katharine Hepburn chez Cukor, mais il serait fallacieux d’essayer d’en délimiter ainsi les contours. Le corolaire malheureux de ce nouveau tour de force est que l’écrin semble à l’inverse de Frances Ha par moment un peu trop étriqué pour Gerwig. En cherchant à multiplier les personnages principaux et en misant sur une recette plus classique qu’à l’accoutumée, Baumbach fait courir le risque d’une certaine dilution. L’à-propos et la vivacité avec lesquels il orchestre la séquence des retrouvailles de Brooke et de ses anciens amis post-fac restent impressionnantes. Dommage que toute cette énergie et cette spontanéité ne courent pas tout au long du film, et que les références à la Nouvelle vague et cette dimension néo Woody Allen ne soient pas davantage fulgurants ici.
Pour autant, Mistress America, en plus de dresser un efficace portrait allénien de la femme américaine contemporaine, porte une nouvelle fois aux nues le concept de désordre comme horizon, chéri notamment par toute la scène mumblecore. Au fond, Tracy et Brooke - deux entités pour une même co-construction déconstructiviste - participent chacune à leur façon à une logique de chaos. Chez Baumbach, les femmes sont belles car elles irradient de vivacité, brillent de par leur non-conformité aux stéréotypes et exigences imposées par la culture populaire et publicitaire. Le visage de Gerwig et son allure clownesque doit ainsi être perçu en tant qu’interface contre la norme. Une dimension politique évidente où la spontanéité se fait arme-manifeste contre les diktats. À noter que la musique eighties de Dean Wareham et Britta Phillips, exceptionnelle, prend part habilement à cette déconstruction. L’on pourrait toutefois prendre le contrepied de Baumbach en lui reprochant une certaine complaisance, comme si les mimiques et autres grimaces trahissant les maladresses du tout venant pouvaient lui servir de faire-valoir, en capitalisant sur les succès de Girls & co. Mais si Mistress America n’est pas le meilleur film de son auteur, cet éloge de l’inachevé porte en lui une énergie poétique qu’il ne faudrait pas sous-estimer.
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