Le 12 septembre 2014
A la croisée des genres filmiques, Mange tes morts s’impose comme une oeuvre crépusculaire, poétique et audacieuse
- Réalisateur : Jean-Charles Hue
- Acteurs : Frédéric Dorkel, Jason François, Moise Dorkel, Mickaël Dauber
- Genre : Drame
- Nationalité : Français
- Durée : 1h34mn
- Date de sortie : 17 septembre 2014
- Festival : Festival de Cannes 2014
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A la croisée des genres filmiques, Mange tes morts s’impose comme une oeuvre crépusculaire, poétique et audacieuse
L’argument : Jason Dorkel, 18 ans, appartient à la communauté des gens du voyage. Il s’apprête à célébrer son baptême chrétien alors que son demi-frère, Fred, revient après plusieurs années de prison. Ensemble, accompagnés de leur dernier frère, Mickaël, un garçon impulsif et violent, les trois Dorkel partent en virée dans le monde des « gadjos » à la recherche d’une cargaison de cuivre.
Notre avis : assurément, Mange tes morts en jette. Voilà un film audacieux, novateur, porté par une énergie remarquable. C’est une chose assez rare au cinéma. Le vent de liberté qui souffle sur ce métrage doit beaucoup à la manière dont Jean-Charles Hue déjoue les attentes des spectateurs et s’empare d’une pluralité de codes qu’il dynamise et réinvente. Le sujet, tout d’abord : J.C. Hue filme, comme dans La BM du Seigneur, la communauté yéniche, venue du centre de l’Europe. Ce choix est singulier. Comme l’explique en effet le cinéaste, les yéniches ne bénéficient pas auprès du public de l’espèce d’aura qui entoure la représentation des communautés tzigane ou manouche, dont le caractère « bohème » a souvent été valorisé – songeons à Esmeralda, figure romantique de la « gitane ». De fait, le film explore une réalité nouvelle, étrangère à certains égards, qu’aucune oeuvre n’a véritablement « consacrée ». Et cette nouveauté n’est pas sans présenter des aspérités, des rudesses que le cinéaste s’évertue à mettre en lumière. Il s’agit de ne pas l’oublier : les acteurs, ici, ne sont pas des acteurs, ou plutôt ils ne le sont pas irréversiblement, comme dans un film de fiction « ordinaire » : leur appartenance concrète à la communauté yéniche est le gage de leur humanité et de leur liberté.
C’est pourquoi le film est volontairement cru à certains moments. Songeons à la scène de barbecue où d’énormes morceaux de viande sont étalés sur un gril de fortune. Ou encore à la séquence au cours de laquelle les personnages s’arrêtent au fast-food. Le « manger » revêt une place importante dans le métrage, dans la mesure où il induit la représentation d’un certain prosaïsme et vient rappeler au spectateur que les Dorkel ne sont, en dépit de leurs prénoms (Moïse, Jason) rien moins que des « héros » dont les défauts devraient être évacués. Mais paradoxalement – et c’est l’un des traits de génie du film – ce « prosaïsme » ne se veut pas une reproduction fidèle de la réalité ; il la déforme afin de lui donner une ampleur tragique ou comique, sublime ou grotesque, éminemment esthétique.
C’est peu dire que le spectateur a l’impression, en visionnant les premières séquences, de découvrir un monde nouveau avec ses usages, ses codes et sa langue. Les Dorkel s’expriment dans un jargon compréhensible (quoique le film comporte des sous-titres) mais particulièrement abrupt, heurté, au point de devenir une langue à part entière avec son rythme propre et sa cadence expressive. Le sous-titrage contribue d’ailleurs à souligner le paradoxe de cette langue à la fois ordinaire et si étrange, sans être tout à fait étrangère. Il y a quelque chose de Voyage au bout de la nuit dans Mange tes morts, au sens où le spectateur, comme le lecteur de Céline, est pris d’emblée dans un rythme, une énergie qui le déprennent pour un temps de sa propre langue et l’obligent à la réentendre. Et c’est précisément cette énergie langagière qui brouille la frontière entre fiction et réalité, qui fait que l’une rejoint l’autre. Mange tes morts suit de près une communauté existant réellement, mais déploie une intrigue rythmée de telle sorte qu’elle en devient cinématographique et poétique. Intrigue qui du reste, n’a rien à envier aux meilleurs films de gangsters américains. Là est le paradoxe. Jason, Moïse, Fred et Mickaël ne sont pas des héros, ce ne sont même pas des « fripons » comiques comme un certain cinéma français s’évertue à en fabriquer. Ils sont tout ce qu’un malfrat peut avoir de plus humain et de plus ordinaire. Mais leur appartenance à une communauté nomade et la manière dont ils s’expriment (leur langue est grossière, mais regorge de trouvailles poétiques et d’images fabuleuses) les distinguent comme des êtres de fiction et comme des objets poétiques dignes d’être filmés.
Le réalisateur prête ainsi dans cette oeuvre une attention remarquable au langage, et à la façon dont celui-ci décloisonne les frontières. La langue des yéniches brouille les distinctions génériques, les appartenances culturelles, et fait d’eux une communauté irréductible aux frontières. Empruntant à la fois au western, au film de gangsters et au road-movie, Mange tes morts est porté par cette espèce d’audace qui caractérise le cinéma américain des années 70. Il dynamise de ce fait une cinématographie d’auteur trop souvent vouée à la « chronique sociale », avec ce que celle-ci peut comporter d’ennuyeux et d’attendu. Il s’offrira aussi comme une méditation poignante, crépusculaire et sauvage, sur l’irréductible besoin d’échapper aux images conventionnelles et aux discours normés. Assurément, une révélation.
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