Fritz Lang : la mort au tournant
Le 19 juin 2011
Entre conte et rêve, Les Trois lumières révèle le prodigieux talent de Fritz Lang à s’approprier et détourner certains genres et codes du cinéma pour affirmer son propre style.
- Réalisateur : Fritz Lang
- Acteurs : Rudolf Klein-Rogge, Lil Dagover, Walter Janssen, Bernhard Goetzke, Georg John
- Genre : Fantastique, Film muet
- Nationalité : Allemand
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– Durée : 1h20mn
– Titre original : Der müde Tod
Entre conte et rêve, Les Trois lumières révèle le prodigieux talent de Fritz Lang à s’approprier et détourner certains genres et codes du cinéma pour affirmer son propre style. Ce qui en fait l’un des plus grands auteurs de films de tous les temps.
L’argument : Un jeune couple, voyageant en diligence, rencontre à un carrefour un étrange voyageur qui monte à bord, puis descend avec eux à l’auberge d’une petite ville. Les notables de ce village racontent que cet étranger a acheté un terrain à côté du cimetière, autour duquel il a construit un mur immense sans porte ni fenêtre. La jeune femme s’absente un moment dans les cuisines, et lorsqu’elle revient, découvre que son fiancé est parti avec l’étranger. Après de longues recherches et une visite chez l’apothicaire du village, elle finit par boire du poison et se retrouve face à la Mort (l’étranger) dans une cathédrale de cierges. La jeune femme la supplie alors de lui rendre son fiancé, et comme la Mort est lasse, celle-ci lui propose un marché : si la jeune femme réussit à éviter la mort d’une des trois vies représentées par trois cierges, elle lui rendra son fiancé.
Notre avis : Fritz Lang, en tant que réalisateur, a été très influencé par la culture de son époque.
Dans ce film, il rend hommage à tout ce qu’il aime et a aimé étant enfant, le cinéma qu’il aimait aller voir, la littérature qu’il aimait lire, l’art qu’il aimait en général. Il mêle ainsi tous les genres qui l’ont marqué, tout en se les réappropriant et en y apposant son propre style : de la littérature populaire allemande au sérial d’aventures, du mélodrame romantique aux trucages de Méliès, du grotesque à l’expressionnisme.
Pour réaliser ce film, qu’il sous-titre ein Deutsches Volkslied in sechs Versen qui signifie chanson populaire allemande en six couplets, Lang s’est inspiré de plusieurs contes populaires allemands dont Histoire d’une mère d’Andersen pour le personnage de la Mort et la structure du scénario et La Mort marraine des frères Grimm pour la magnifique cathédrale de cierges. Tout comme le fait de mettre en scène des personnages sans nom mais définis par leur condition : la jeune femme, le jeune homme, la Mort, le maire, le prêtre, etc. Des auteurs romantiques qu’il a lus dans sa jeunesse lui vient entre autres son goût pour l’exotisme et l’Orient qu’il retranscrit dans Les Trois lumières à travers ces trois lieux traversés par la jeune héroïne : Bagdad, influencé par les Mille et une nuits comme c’est la tendance dans le cinéma de cette époque (des films d’aventures et d’exotisme, comme Sumurum réalisé en 1920 par Lubitsch) ; Venise, avec ses gondoles, son carnaval, ses combats de coqs moyenâgeux ; et la Chine, avec sa magie, notamment un tapis volant dont Douglas Fairbanks reprendra l’idée dans le scénario du Voleur de Bagdad (1924).
Lang accorde une grande importance aux détails. Il utilise des accessoires symboliques mais assez stéréotypés, comme le squelette sur le pommeau de la canne de la Mort ou le sablier, signe du temps qui passe, apparu à la place de son verre à l’auberge. Pourtant, ce n’est pas par les objets que le sentiment d’inquiétude nous vient, mais plus par l’atmosphère créée par des jeux d’ombre et de lumière, et aussi et surtout par les personnages : l’apothicaire qui sort la nuit, à la pleine lune, pour aller chercher de la mandragore, plante associée à des rituels magiques ; les bourgeois du village, caricaturés par Lang, attablés à l’auberge sous un chandelier, n’inspirent pas confiance ; et, enfin, la Mort, sous les traits de Bernard Goetzke qui, avec son visage grave duquel l’ossature rappelle l’apparence squelettique assimilée traditionnellement à la Mort, et son regard dur et froid, impressionne autant les habitants que les spectateurs. Nous sommes dans l’ « Unheimlich », l’inquiétante étrangeté de Freud, « heim » signifiant maison, foyer, chez soi, comme cette petite ville tranquille, et cette charmante auberge où la serveuse propose aux amoureux de boire dans la coupe de l’amour. Mais, une fois la Mort entrée, un sentiment de malaise s’installe, le chez soi tranquille devient dérangeant, une atmosphère inquiétante plane.
Lang reprend certains codes du mouvement expressionniste qui avait alors atteint tous les arts en Allemagne et dont le premier film était le Cabinet du Dr. Caligari, qu’il devait initialement réalisé avant d’être remplacé par Robert Wiene. Or, même si Lang a fait appel aux décorateurs qui ont travaillé sur Caligari (Walter Röhrig pour l’histoire-cadre et Hermann Warm pour les épisodes vénitien et oriental), les décors des Trois Lumières rappellent davantage le romantisme pictural de Caspar David Friedrich et le clair-obscur du théâtre de Max Reinhardt. On retrouve cependant des formes et des thèmes architecturaux de l’expressionnisme : le cercle représenté par les roues de la diligence, le carrefour et ses choix de chemin à suivre, le pont et l’escalier qui sont des lieux de transition. Ainsi l’impressionnant escalier menant dans l’antre de la Mort symbolise le passage entre deux mondes, celui des vivants et celui des morts, mais peut-être aussi entre deux états, du réel au rêve.
Pourtant, chez Lang, en général et dans Les Trois lumières en particulier, les séquences réalistes et fantastiques ne se distinguent pas les unes des autres. Il possède ce point commun avec un autre grand réalisateur qu’est Murnau de laisser le doute quant à la réalité ou l’irréalité de ce que voit le spectateur. Dans Les Trois lumières, toute l’histoire peut être un rêve, comme le laisse entendre le deuxième carton d’intertitres, qui indique que l’on est dans l’« intemporel comme dans un rêve ». Pour ancrer le fantastique dans la réalité de l’histoire, Lang fait appel à la magie des fondus et de la surimpression : apparitions et disparitions soudaines grâce aux fondus, qui traduisent esthétiquement les apparitions et les disparitions scénaristiques (le fiancé « a disparu » lorsque la jeune femme revient de la cuisine), et transparence des corps grâce à la surimpression (le passage des fantômes à travers le mur construit par la Mort ou encore le détachement de l’âme des corps des deux amoureux à la fin du film). Grâce à cette technique de surimpression, la frontière entre réel et irréel reste floue. Lang s’amuse avec les codes du genre fantastique et crée des attentes qu’il ne remplit pas. Par exemple, dans la scène de l’auberge, dans la main de la Mort, assise à la table des amoureux, un sablier apparaît à la place de son verre. Ce sablier est synonyme de la fuite du temps. Il est comme un avertissement pour les deux jeunes gens du peu de temps qu’il leur reste à vivre. Or, le premier carton d’intertitres nous apprend que l’action se déroule « nulle part et n’importe quand », qu’il n’y a donc pas de lieu ni de temps défini. La jeune femme va traverser différentes époques, passant de la Renaissance à une Chine médiévale. Le temps est donc confus. Et la seule horloge du film nous indique qu’il est minuit lorsqu’elle boit le poison pour rejoindre son fiancé auprès de la Mort, or minuit est une heure intermédiaire : est-on la veille ou déjà le lendemain ? Cette notion d’intemporalité sert aussi au conte, pour signifier que l’histoire prévaut pour tout le monde et à n’importe quelle époque, une sorte de morale valable hors d’un espace et d’un temps définis selon laquelle l’homme ne peut échapper à son destin, et ne peut agir sur lui. Thème favori de Lang que ce combat contre le destin, le refus de le voir s’accomplir, et la punition de la vie, et de la mort, qui s’abat lorsque l’on veut le combattre.
Lang joue également avec les représentations, collectives ou individuelles, des spectateurs, habitués à certains codes du cinéma. Ses personnages sont ambigus, comme l’apothicaire étrange souvent dangereux dans la culture allemande qui se révèle finalement être un hôte exemplaire en préparant du thé à la jeune fille et lui retire même la fiole de poison des mains. De même que la Mort n’est finalement pas aussi effrayante qu’elle le paraît, puisque lasse de regarder la souffrance des hommes, elle finira par réunir et accompagner les deux jeunes amoureux vers un monde meilleur.
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