Le 27 mars 2014
Rencontre insolite entre Casanova et Dracula dans un récit contemplatif à la forte charge symbolique
- Réalisateur : Albert Serra
- Acteurs : Vicenç Altaió i Morral, Lluis Serrat Masanellas, Noelia Rodenas
- Genre : Fantastique
- Nationalité : Espagnol
- Distributeur : Capricci Films
- Durée : 148 min
- Titre original : Historia de la meva mort
- Date de sortie : 23 octobre 2013
- Plus d'informations : Le site de l’éditeur
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Sortie DVD : le 1er avril 2014
Rencontre insolite entre Casanova et Dracula dans un récit contemplatif à la forte charge symbolique
L’histoire : Casanova fait la connaissance d’un nouveau serviteur qui sera le témoin des derniers moments de sa vie. Quittant un château suisse aux ambiances galantes et libertines typiques du 18ème siècle, il passe ses derniers jours dans les terres pauvres et sombres de l’Europe septentrionale. Là-bas, son monde de mondanités et sa pensée rationaliste s’effondrent face à une force nouvelle, violente, ésotérique et romantique représentée par Dracula et son pouvoir éternel.
Crédit : Roman Ynan
Notre avis : Dans la lignée de Honor de Cavalleria (2006) et Le Chant des oiseaux (2008), Albert Serra s’attaque encore une fois à des textes classiques et des figures réelles ou fantastiques au statut mythique. Avec Histoire de ma mort, il nous propose une rencontre insolite entre Casanova et Dracula et par là même oppose la pensée et le matérialisme des Lumières à l’obscurantisme ésotérique du romantisme du XIXe siècle. Le film en lui même se divise en deux parties. La première se déroule en Suisse dans le château de Casanova, la seconde dans une ferme et au sein du paysage forestier des Carpates. Dans ce périple, le célèbre libertin est accompagné de son valet et ami Pompeu, véritable personnage-témoin. Le film en lui même est extrêmement lent, les plans sont fixes si ce n’est un travelling pour stipuler le passage de la première à la seconde partie, les gestes sont répétés, les transitions parfois abruptes. Les scènes de repas sont légion, dominées par les bruits de bouche et les logorrhées de Casanova. Mais au fur et à mesure qu’on avance dans le récit, Casanova se retrouve seul dans son monde, les autres personnages se contentent d’écouter, ils ne touchent pas la nourriture, ils se figent. Ces passages prouvent bien que nous avons là une mort à l’œuvre, celle mise en avant dans le titre même du film.
Des contrastes majeurs opposent les deux sections. Tout le premier segment en Suisse tourne autour du plaisir charnel. On mange, on boit, on rit, on baise, on défèque, on va même jusqu’à goûter ses propres excréments. Pourtant déjà ces scènes apparaissent comme mécaniques, trop répétitives, trop longues, comme forcées. On se nourrit aussi l’esprit. On lit, on se questionne. On y parle des révolutions futures et on y tient des discours misogynes. On y entend des sonorités douces de guitare et de clavecin. En revanche, dès qu’on pénètre le Sud des Carpates, l’image se fait plus nocturne. Les orgies laissent place à des ambiances plus funèbres. La chair est morte, froide. Les actes sexuels deviennent pathétiques, monstrueux. La musique elle même se fait plus électronique, horrifique, avec l’utilisation de drones angoissants. Les codes du fantastique sont de rigueur, le vent menaçant, les feuillages insondables, hantés par la présence spectrale de Dracula drapé de sa longue cape noire. On y rencontre un alchimiste, les plans eux mêmes évoquent des natures mortes. Les corbeaux se repaissent des charognes. Le feu crépite. Un bœuf est sacrifié, soumis à une découpe quasi rituelle dans une des séquences les plus belles et picturales du métrage. Nous sommes donc face à un film qui joue sur les contrastes et aussi sur les jeux de doubles et de miroirs. Mais des miroirs qui se brisent telles les fenêtres qui partent en éclats.
Crédit : Anton Bego
La base de cette histoire, somme toute assez narrative pour du Albert Serra, se trouve dans les propres mémoires de Casanova, Histoire de ma vie. On le retrouve donc vieillissant, tout comme Dracula qui est présenté comme un vieillard au visage dur contrastant avec son chignon grotesque. Les deux pratiquent une forme de séduction tout à fait différente. Casanova ne pense qu’à son plaisir personnel, il s’écoute parler et ses scènes de copulation n’ont aucune sensualité. En revanche, le comte mystérieux est plus à l’écoute du plaisir des jeunes femmes qu’il vampirise. Il y a beaucoup plus de douceur dans ses gestes. Nous sommes face à deux mondes diamétralement opposés et irréconciliables. D’ailleurs, le personnage de Casanova disparaît peu à peu pour ne plus devenir qu’une dépouille. Histoire de possession ou de réincarnation ? Pourquoi pas ? Serra joue des symboles, avec sa manière très personnelle d’envisager le cinéma : de l’improvisation, du chaos, de l’abstraction, du vide. En effet, tout ne semble pas forcément maîtrisé dans son cinéma. Comme dans la musique free jazz, il y a de longs moments d’attente, des mises en place où l’on espère qu’une magie va opérer. Celle-ci parfois advient et d’autres fois elle est totalement absente. Cela donne encore une impression de contraste très fort entre des plans à l’esthétique riche et évocatrice et d’autres passages qui pourraient s’apparenter aux premiers essais d’un élève en école de cinéma. On comprendra donc que certains soient exaspérés par ce cinéma, tout en ne négligeant pas les interprétations et éloges dithyrambiques que de telles juxtapositions visuelles peuvent susciter.
Crédit : Roman Ynan
Serra, pour l’avoir vu lors de la rétrospective de son travail au Centre Pompidou, est un plaisantin, un farceur, qui joue avec nos sens. On ne sait pas toujours où il veut en venir mais le sait-il lui même ? On hésite donc perpétuellement entre le ridicule (les bruits démesurés que produit Casanova quand il grignote des fruits, les hurlements sans vergogne de Dracula, les dialogues incongrus, etc.) et le sublime (la façon dont il place ses personnages au sein du paysage est particulièrement réussie). Est-ce que deux heures trente étaient nécessaires pour prouver cela ? Sûrement pas. Il crée néanmoins un espace de réflexion où la moindre chose insignifiante peut tout à coup acquérir une valeur allégorique.
Une édition classique, agrémentée d’un court métrage et d’un monologue sur la musique.
Les suppléments
Le court métrage Cubalibre (2013) est annoncé comme un hommage à Fassbinder et à son acteur Günter Kaufmann. Hélas, contrairement à sa projection lors de la rétrospective à Pompidou, nous n’avons ici que le film présentant la musique du groupe Moltforts. Pas de performances ringardes et kitsch comme datant d’il y a trente ans en arrière, pas de chanteur qui descend des airs par l’ascenseur, pas de verres de champagne qui accompagnent des discours sur la "subversion du cinéma". Tous ces à-côtés avaient donné un aspect happening très drôle et ludique à ce film, comme faisant partie d’une grande installation et d’un grand foutage de gueule quant aux institutions qui valident ce type de films qui jouent allègrement des codes du cinéma d’auteur. Car nous persistons à croire qu’Albert Serra est un petit filou. Il se dégage d’ailleurs de ce personnage bavard et branché quelque chose de très sympathique. Il fait notamment l’effort de parler en anglais pour monologuer sur l’utilisation de la musique dans ses films, son accent catalan rendant les trois quart du discours incompréhensible. Cela dit, l’analogie entre un concert de musique live et son approche du cinéma est fort intéressante. On aurait aimé que ces clés explicatives et analytiques soient plus présentes quant à un film qui pourra sembler hermétique à beaucoup, d’autant plus que la musique n’intervient au final que très peu.
Image
Histoire de ma mort bénéficie d’un grain très singulier. L’image est sombre, comme sale. Elle peut rappeler certains vieux programmes télévisés un peu grisâtres. Pourtant, elle fascine également, notamment dans les séquences paysagères de la seconde partie. Un objectif 2.35 a été utilisé sur les conseils d’un ami d’Albert Serra, et cela fait aussi la particularité de ce film hors normes.
Son
Le travail sur les bruitages est essentiel au film, rendu dans un format 5.1, et comme nous le disions, les compositions musicales sont utilisées avec parcimonie mais très réussies. Des sous-titres en anglais et français sont proposés pour ceux qui ne maîtrisent pas la langue catalane.
Galerie Photos
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