Le jeu des possibles
Le 17 octobre 2013
Pour son dernier film, Kubrick nous invite à pénétrer dans l’intimité d’un couple de New-yorkais aisés. Trouble et envoûtant.
- Réalisateur : Stanley Kubrick
- Acteurs : Tom Cruise, Nicole Kidman, Sydney Pollack , Marie Richardson, Rade Serbedzija, Leon Vitali
- Genre : Drame
- Nationalité : Américain, Britannique
- Distributeur : Warner Bros. France
- Durée : 2h39mn
- Date télé : 2 novembre 2024 20:50
- Chaîne : TCM Cinéma
- Date de sortie : 15 septembre 1999
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Résumé : William Harford, médecin, mène une paisible existence familiale. Jusqu’au jour où sa femme, Alice, lui avoue avoir eut le désir de le tromper quelques mois auparavant...
Critique : Inclinons-nous devant les évidences : Eyes Wide Shut est avant tout un théâtre d’images. Les “yeux grand fermés” placent directement le spectateur dans la position d’un observateur mi-voyeur, mi-esthète, qui sur le rideau de ses paupières closes peut laisser venir à lui des représentations mentales à la croisée des chemins du rêve et de la réalité. Car si Kubrick s’est toujours attelé à adapter des œuvres où la parole occupe un statut ambigu et indécis (création d’une langue nouvelle dans Orange Mécanique, code informatique dans 2001 : l’odyssée de l’espace), c’est peut-être en transposant ici la nouvelle Rien qu’un rêve d’Arthur Schnitzler, écrivain viennois proche des premières hypostases de la psychanalyse, que le réalisateur parvient le mieux à nous faire osciller entre plusieurs niveaux de réalité. Nous sommes pris d’un sentiment d’”inquiétante étrangeté” devant cette histoire dont le contenu narratif en termes d’action se résume de façon lapidaire, car ces figures que le metteur en scène-marionnettiste agite sur le théâtre d’ombres de New York semblent à la fois étrangères et familières. L’intrigue se place sur un des terrains favoris du cinéma depuis son âge classique, le couple, dans un univers social tissé de costumes de soirée et de formules de politesse, milieu par excellence du “paraître” ; mais cette proximité des thèmes est doucement déboutée par les décalages minutieux qui s’y introduisent constamment. Refus de la voix off (dont Kubrick avait pourtant fait un usage abondant dans ses précédents films), trop explicite vis-à-vis de l’ambiguïté des personnages ; faux-raccords et objets qui se déplacent subrepticement dans la pièce ; dilution progressive de la chronologie dans un Noël qui perd ses contours temporels. Cette distance sans cesse conservée par rapport au film peut tendre vers l’artificialité : il n’est pas possible de s’identifier à Bill et Alice, tant à cause de leur caractère psychologiquement déroutant que de la pleine conscience qu’il ne s’agit jamais que d’un couple sur-médiatisé (“Kidman - Cruise”, affichent les premiers cartons) et littéralement monté sur scène. Et pourtant, c’est précisément cette légère hésitation à se plonger entièrement dans le film, à s’y livrer corps et âme, qui constitue son charme presque envoûtant.
Car Kubrick laisse ici, comme dans les écrits freudiens et la nouvelle de Schnitzler, la part belle à l’imagination et l’interprétation. Eyes Wide Shut développe moins une intrigue qu’une ouverture sur un univers de possibles : nous voyons défiler des séquences “réelles”, des rêves, des fantasmes, sans que l’un des niveaux vienne prendre davantage d’importance qu’un autre. Les plis de l’intrigue même ne s’orientent jamais dans une direction précise et se contentent de suggérer des genres cinématographiques : une silhouette inquiétante apparue au coin d’une rue fait écho au polar, tandis qu’une étrange cérémonie de masques s’imprègne de tons fantastiques. Cette composition en arc-en-ciel - au sens où différentes couleurs semblent s’imprimer et s’appeler les unes les autres sur l’écran - est rendue par la sobriété délibérée de l’esthétique : qu’il s’agisse du code chromatique en rouge, jaune et bleu ou de l’éclairage généralement intégré au décor, aucun effet ne tombe dans l’outrance. C’est ici que Kubrick nous laisse notre plus beau rôle : la possibilité de pénétrer dans l’intimité d’un couple comme celle de flâner dans les rues de New York, de partager l’ambiguïté d’un désir ou d’un fantasme, en ayant à l’esprit l’idée légèrement amère que le cinéma n’est peut-être finalement que cela : un rêve éveillé.
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