La mort en direct
Le 13 octobre 2005
Cacher ? Montrer ? Dès ses premiers longs métrages, Michael Haneke mettait en scène le refoulement autrichien.
- Réalisateur : Michael Haneke
- Genre : Drame
- Nationalité : Autrichien
- Editeur vidéo : Gaumont/Columbia/Tristar Home Video
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– Ce coffret comporte les trois premiers films de Michael Haneke :
Le septième continent (Der siebente Kontinent), 1989, 1h30mn, avec Birgit Doll, Dieter Berner, Udo Samel
Benny’s video, 1992, 1h45mn, avec Arno Frisch, Angela Winkler, Ulrich Mühe
71 fragments pour une chronologie du hasard (71 Fragmente einer Chronologie des Zufalls), 1993, 1h35mn, avec Lukas Mido, Udo Samel, Gabriel Cosmin Urders
Cacher ? Montrer ? Dès ses premiers longs métrages, Michael Haneke mettait en scène le refoulement autrichien. Un coffret regroupe ce qu’il appelle sa "Trilogie de la glaciation". Aussi éprouvant qu’indispensable.
Benny’s video
De son propre aveu, dans les tous derniers propos que Haneke échange avec Serge Toubiana (ils constituent un des excellents suppléments de Benny’s video), le cinéaste autrichien travaille au corps le "refoulement" qui continue d’avoir lieu dans son pays. L’histoire de meurtres systématiques d’il y a soixante ans, quand l’Autriche de l’Anschluss participait activement au régime nazi, Haneke la met en scène de film en film en insistant sur l’omission et la surdité qui la caractérisent chez ses compatriotes. Il s’agit avant tout de ne pas en parler. A fortiori de ne pas la montrer, naturellement.
C’est la même histoire dans Benny’s video : pour les parents qui apprennent le meurtre gratuit de leur fiston il convient de laver le linge sale en famille et que tout ça reste très soigneusement... "caché". Or le film (à la différence de Funny games) conclut sur l’importance qu’il y a, pour le sort de l’humanité, de voir et savoir ce que font les monstres qu’elle enfante : voir et savoir, c’est toute la problématique du cinéma de Haneke, exposée et creusée dans ce film de 1992. Pourquoi cet adolescent comblé, d’apparence si sage, amateur de vidéo et petit chanteur dans la chorale de son collège, se livre-t-il à ce geste gratuit ? Pour "savoir comment c’est" de tuer quelqu’un. Bien avant les travelling lents et subtils de Gus Van Sant, Haneke s’est tourné vers l’adolescent et son monde entièrement façonné par les adultes - leur morale et leur mensonges - mais qui échappe aux adultes par cette drôle de liberté qui lui est laissée. Entre l’enfant et le cadre supérieur, il y a ce personnage flou, mutique, vacant, au seuil d’un univers qui le nourrit et le chérit (le père de Benny a ces mots stupéfiants bien après l’aveu du meurtre commis par son fils : "je t’aime"), mais que Benny vomit dans un acte que finalement lui seul sait - partiellement - expliquer. Benny tue par "curiosité".
Flou, mutique, vacant, Benny est surtout curieux : dans ce "portrait de l’artiste Haneke en jeune homme", Benny, le - futur ? - cinéaste, veut lui aussi voir et savoir, et il va loin dans cette quête que lui seul est capable d’affronter jusqu’au bout.
Benny’s video est un film passionnant et riche, et on se dit à le revoir que Haneke a raison là où Kubrick s’est trompé dans Orange mécanique. Car il n’y a rien après le meurtre en définitive. La vie continue, et son tourisme absurde et la lâcheté des grandes personnes. Si c’est la même question qui habite les deux films - voir et savoir - l’hyperréalisme de Haneke inscrit un fait divers dans un quotidien ordinaire bien plus troublant. Aucune affèterie, aucune lourdeur dans cette démonstration que le mal n’est pas là-bas, chez les voisins ou sur l’écran, mais bien ici et maintenant, tout près de chez vous...
Le septième continent
Là où Benny vidéophage a l’obsession du "voir", la petite Eva, l’enfant unique du couple de ce Septième continent, aimerait bien s’en passer. Tant qu’à faire, ça l’arrangerait de "tomber" aveugle, d’entrer en cécité, de ne plus voir cette affreuse réalité qu’elle ne comprend pas complètement mais dont elle a une terrible intuition. L’intuition d’une terreur à venir, d’une horreur en route que tous à part elle semblent justement ne pas voir venir. Là encore, dans ce film où les objets - ustensiles ménagers, automobiles, radios-réveils - remplacent les visages, soumettant les personnages aux rituels qui sont dus à notre grise et urbaine condition, la question de Haneke est la même : voir, savoir. Mais sa réponse dans Le septième continent est différente - plus "existentielle". Il y a du Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles (Chantal Akermann, 1975) dans ce couple brutalement englouti par l’aliénante présence des choses, et qui va assumer les conséquences de cette douloureuse lucidité.
Le couple du Septième continent est enfermé dans l’ordinaire et oppressant "système des objets" - système dont l’Autriche de Haneke et de Seidl (Dog days) est décidément le seul laboratoire critique en Europe. Il choisit non seulement de "lâcher tout" - de tout détruire, avec méthode et les yeux grands ouverts - mais de ne rien transmettre. Il ne s’agit pas seulement de casser tous les objets et de faire périr les poissons de la salle de séjour, ces êtres vivants que notre civilisation a transformés en objets de décoration, mais de vider ses comptes en banque dans la cuvette des vécé. Au sens propre. Quant au pourquoi de ce libre-arbitre jusqu’au-boutiste, qui menace bien sûr l’ordre de la société, on ne le connaît pas (un plan énigmatique sur un article de journal vite dissimulé sous un cahier d’écolier ne nous en dit pas plus...). Pour Haneke, transmettre - éduquer, élever son enfant, Eva ou Benny même désarroi - c’est avant tout condamner à mort. La société ne faisant que redoubler dans son horreur l’impasse de l’existence.
Pourtant les parents de la petite Eva, en l’entraînant dans leur naufrage (après s’être interrogé en bons chrétiens : faut-il lui laisser la vie sauve ?), font preuve d’une curieuse charité : il s’agit pour eux non de l’obliger à mourir mais davantage de lui "épargner la vie". Et du coup l’intérêt du Septième continent est dans sa dimension cachée : à la différence de ses autres films, Haneke va au-delà de la critique sociale (qui dépasse largement l’Autriche et recouvre toute notre civilisation), au-delà d’une mise en scène existentielle de l’angoisse humaine et de sa violence. Au-delà c’est-à-dire dans cet... "au-delà" interpellé par la petite fille dans ses prières du soir. Dont rien ne nous dit qu’il existe, pas plus à nous qu’aux adultes du Septième continent. Mais les enfants ont encore le droit d’y croire...
71 fragments d’une chronologie du hasard
Comme Eva reste dans une certaine mesure étrangère au projet mortifère de ses parents dans Le septième continent, les deux enfants de ces 71 fragments... sont pareillement les étrangers du monde adulte qui les recueille : la petite Annie ne se fait pas à son adoption par un couple, le même couple qui parviendra à adopter l’enfant étranger-clandestin vu à la télé. Décidément, non seulement les enfants font toujours les frais de l’incompétence des adultes dans le cinéma de Haneke (on pense à la première victime de Funny games) mais ce monde-là ne peut plus rien pour lui. Tout divise et jamais ne se recompose, aucune unité dans ce monde où la guerre, la séparation, la violence règnent partout.
71 fragments pour une chronologie du hasard anticipe et prend à rebours un certain cinéma américain pervers et faussement critique (Magnolia, Donnie Darco) où le hasard des destins croisés est prétexte à un lyrisme aussi pontifiant que risible dans ses déclarations humanistes. A l’inverse, le hasard de Haneke ne fait aucun compromis avec une réalité que le cinéma doit montrer, plus qu’il ne doit offrir les moyens commodes et élégants de s’en évader. Ainsi de longs extraits (bien réels) de journaux télévisés tout le long de 71 fragments... font la preuve que la guerre est partout. Ainsi cette médiation télévisuelle et imbécile, mais surtout tellement miraculeuse, fait croire que cette guerre a toujours lieu ailleurs, dans une sorte de hasard géographique. Heureusement - malheureusement... - le cinéma est là pour rétablir la vérité : la guerre a lieu ici et maintenant, elle n’a rien à voir avec le hasard, et ne vous illusionnez pas trop longtemps : vous avez peu de chance de lui échapper. Comme le prouve le fait divers sur lequel est construit le dispositif des 71 fragments pour une chronologie du hasard.
Même si Haneke lui-même rappelle dans l’entretien avec Serge Toubiana (supplément indispensable de ce DVD) qu’il a réalisé avec les trois films de ce coffret une trilogie (intitulée "Trilogie de la glaciation émotionnelle"), attribuant à son travail une vraie dimension de projet, on peut remarquer les différences riches et stimulantes entre ces trois films, qui partagent certes des thèmes, des figures et un style, mais qui n’en restent pas moins chacun un objet singulier. Les longs plans séquences et la durée particulière des 71 fragments... le rendent peut-être moins séduisant que les deux autres. Plus éprouvant aussi, tant le spectateur est déstabilisé par les brusques ruptures d’une narration qui ne sacrifie rien au confort de "l’histoire", lui préférant les violentes collisions de l’histoire individuelle avec celle d’un monde livré aux pires surprises... du hasard.
Le coffret 3 DVD
Le(s) suppléments à ne pas manquer : Chacun des trois films est accompagné d’un entretien entre Michael Haneke et Serge Toubiana. Pour Benny’s video nous sont offertes en plus quelques scènes coupées commentées par le réalisateur.
Galerie Photos
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